CHAPITRE V

Ryu Tayakana ne comprenait pas ce qui avait pu se passer. Il avait consacré toute sa matinée à retracer les

différentes étapes de la livraison du matériel destiné à la construction de la villa, allant même jusqu'à dépenser plusieurs dizaines d'oro-crédits sur son compte personnel pour appeler Ildra V sans résultat. Le sous-directeur de la Cobageco qu'il avait eu en ligne, lui avait en effet assuré qu'aucune substitution n'avait pu se produire entre

l'entrepôt et l'astroport, comme Ryu le supposait jusque-là : tout avait

été emballé dans des caisses scellées, qui n'avaient pas été ouvertes avant leur arrivée sur l'île de Huxley.

A présent, assis devant son écran géant, Tayakana se demandait ce qu'il allait bien pouvoir dire à Andy Sherwood lorsque celui-ci passerait le voir dans le courant de l'après-midi, comme il avait promis de le faire. Cette affaire l'obsédait à tel point qu'il n'arrivait même pas à travailler, alors qu'il lui fallait d'urgence dessiner les plans du futur Centre de Loisirs de la ville nouvelle de Rey-N'Hoor et que plusieurs sociétés désireuses de s'implanter sur Joklun-N'Ghar lui avaient demandé un devis pour la réalisation de leur siège social.

Il éteignit l'écran d'un geste nerveux et décida d'aller déjeuner. Il n'avait pas faim, mais il était déjà treize heures et le restaurant voisin où il avait ses habitudes cesserait d'ici un quart d'heure d'accepter des clients. Or, c'était l'unique endroit situé à une distance raisonnable où l'on pouvait trouver des sushis le seul plat que Tayakana pût manger sans appétit. Il

enfila donc ses chaussures, qu'il avait ôtées comme à l'accoutumée en arrivant au bureau, et quitta les locaux de la C.N.C.

Déjeuner ne lui fit aucun bien.

Comme il était arrivé tard, il ne restait plus un seul de ses sushis préférés, et il dut se rabattre sur une variété qu'il n'appréciait que moyennement. De plus, les quatre cadres en chemisette blanche assis à la table voisine de la sienne ne cessèrent

d'asticoter la serveuse en tablier noir, tout en éructant des plaisanteries d'une effroyable vulgarité au sujet des femmes employées dans leur compagnie.

Ils en parlaient comme s'il s'était agi de bétail, et non d'êtres humains, ce qui eut le don d'irriter profondément Ryu. Quand il se leva pour retourner au travail, il ne put d'ailleurs s'empêcher de lancer une remarque acerbe au plus graveleux de ces grossiers individus ce qui lui attira un sourire reconnaissant de la part de la serveuse.

A son retour à la C.N.C., Jodelle, la splendide jeune femme qui cumulait les rôles d'hôtesse d'accueil, de

standardiste, de secrétaire et d'archiviste, jaillit littéralement de derrière son comptoir pour précipiter sur lui, brandissant quelques feuilles de papier froissées.

— J'ai trouvé !

s'écria-t-elle joyeusement. Ce n'était pas difficile, mais il suffisait d'y penser.

Tayakana la regarda sans

comprendre de quoi elle pouvait bien parler. Aucune des tâches qu'il lui avait confiées le matin même n'impliquait de trouver quoi que ce fût. Puis ses yeux se posèrent sur l'en-tête de la première feuille que tenait Jodelle, et il réalisa qu'elle faisait allusion au problème qui le tracassait depuis maintenant plus de vingt-quatre heures des heures de Joklun-N'Ghar, longues de quatre-vingts minutes.

— Co... Comment avez-vous

fait ? bafouilla-t-il, au comble de la surprise.

La jeune femme lui adressa un

sourire radieux. Elle était vraiment jolie, songea Tayakana. Jolie, dynamique, compétente et intelligente. S'il voulait la garder parmi son personnel, il avait intérêt à lui donner rapidement de l'avancement ; sinon, elle irait

voir ailleurs, à moins qu'un chasseur de têtes ne vienne la recruter quand il aurait le dos tourné, ce qui reviendrait au même.

— Oh, je n'ai pas grand

mérite, dit-elle avec modestie une autre de ses qualités à laquelle il n'avait pas pensé un instant plus tôt. En fait, si vous ne m'aviez pas demandé

d'envoyer quelqu'un estimer les dégâts sur l'île de Huxley, je ne me serais certainement rendu compte de rien.

— C'est fait ? Vous vous

en êtes occupée ?

— Je voulais d'abord avoir

votre avis. Parce que ce que je viens de découvrir change du tout au tout la situation... (Elle frotta le bout de son nez pointu en un geste qui lui était familier.) Voyez-vous, monsieur Tayakana, la commande qui nous a été livrée par la Cobageco et qui a servi à

l'édification de la villa de M. Sherwood était bien celle que nous avions

passée. J'ai effectué un double pointage de chaque article, comparant la liste que nous avions envoyée et celle qui a été rédigée à réception par le

robot-contremaître. Elles sont strictement identiques.

— Bien entendu, fit Ryu, déçu

que la jeune femme parût accorder de l'importance à une telle évidence. Vous auriez pu vous épargner cette corvée : s'il y avait eu une différence

entre la commande et le bordereau de livraison, quelqu'un s'en serait forcément rendu compte.

— Vous n'avez pas compris :

ce n'est pas le bordereau de livraison que j'ai employé pour le pointage, mais le relevé de vérification !

Tayakana fronça les sourcils.

Architecte de formation, il connaissait mal les subtilités de la paperasserie commerciale, dont il laissait s'occuper ses employés, en qui il avait toute confiance ; la C.N.C. ne comptant guère qu'une demi-douzaine de salariés,

il avait pris soin de les trier sur le volet ; Jodelle en était la vivante preuve, même s'il ne se doutait pas qu'elle se montrerait aussi compétente en l'engageant.

— Pourriez-vous m'expliquer

la nuance ? demanda-t-il.

— Aucun problème, fit-elle.

Je vais vous donner un exemple. Imaginons qu'on vous livre cinquante barres d'un alliage de fer et de zirconium mesurant un mètre de long pour un diamètre de cinq centimètres. Vous recevez le colis accompagné d'un bordereau. Vous vérifiez que celui-ci correspond à votre commande et vous comptez le nombre de barres... Maintenant, supposons que la composition de l'alliage ne corresponde pas tout à fait à ce que vous aviez demandé qu'il y entre, par exemple, un faible pourcentage de carbone. Ce n'est pas le bordereau qui vous l'indiquera.

— Cela me semble évident,

commenta Ryu, qui ne voyait toujours pas où elle voulait en venir.

— Bien sûr. Par contre, le

relevé de vérification le signalera, car il est réalisé « en aveugle »,

sans savoir ce que le colis est censé contenir. Dans le cas qui nous intéresse, le robot-contremaître du chantier, équipé des instruments nécessaires, a noté les dimensions et la composition de tous les matériaux reçus en ignorant ce que nous avions commandé. Vous me suivez ? (Tayakana acquiesça.) Le fait que

sa liste soit identique à celle qu'a reçue la Cobageco prouve qu'il n'y a pas eu substitution lors du transport.

— Nous le savions déjà,

intervint Ryu, puisque les scellés posés sur les caisses à l'entrepôt d'Ildra V

étaient intacts quand on les a ouvertes sur l'île de Huxley.

— Une vérification

supplémentaire ne peut pas faire de mal, déclara Jodelle en pinçant les lèvres.

La livraison aurait parfaitement pu ne pas correspondre à la commande, comme je vous l'ai expliqué. Comme ce n'était pas le cas, j'ai eu l'idée d'effectuer des recherches en amont c'est-à-dire de comparer notre bon de commande avec les cotes que vous aviez établies en

dessinant les plans...

Elle s'interrompit, ménageant le suspense.

— Ne me dites pas que vous

avez trouvé une différence ? fit Tayakana.

— Vous devriez dire des différences, répondit triomphalement Jodelle. Presque rien ne correspondait, aussi bien du côté des dimensions que de celui des matériaux.

— Mais enfin, c'est

impossible ! s'emporta le directeur de la C.N.C. Les robots s'en seraient

obligatoirement rendu compte sur le chantier !

La jeune femme secoua la tête.

— Pas si les plans dont ils

disposaient étaient eux aussi falsifiés, laissa-t-elle tomber d'un ton empreint de gravité.

 

 

En comparaison de la plupart des immeubles de Nylghur, la Chambre de Commerce de Joklun-N'Ghar était une

construction ancienne, puisqu'elle avait été érigée six ans plus tôt, alors que la capitale n'était encore qu'une bourgade de moins de dix mille âmes, dont les rues dépourvues de revêtement se transformaient en bourbier à la première pluie d'équinoxe.

Theodore Kline ne perdit pas de temps à étudier la haute bâtisse aux murs de granité bleu-vert ; l’architecture coloniale ne le passionnait guère et il avait déjà pris suffisamment de retard à la suite de ses excès en tout genre de la veille. Il gravit quatre à quatre les marches de marbre noir du perron, entra en coup de vent dans le vaste hall et, produisant sa carte de police, demanda à consulter le Registre du Commerce.

Quelques instants plus tard,

confortablement assis dans un box particulier, il faisait défiler sur un

moniteur les informations concernant la société C.H.R.O.M.E.

« Compagnie Humaine pour la Réalisation d'Objets Musicaux

Exploitables », lut-il. « Numéro R.C. (JNG) 11 334. S.A.R.T.L. Fondée le 13/03/2387 par Damon Edge

(Directeur) et Helios Creed (Président). « Capital de base : 15 000

platino-crédits. « Siège social : 8, avenue Pouchkine, JNG-1010

NYLGHUR-SUD CEDEX.

« La C.H.R.O.M.E. se propose de réaliser des banques de données

sonores entièrement originales et de les diffuser hors planète auprès d'une clientèle spécialisée.

« En vertu de la Loi n° 41-813 du 12 mai 2210, amendée le 17 juin 23411

la C.H.R.O.M.E. devra fonctionner pendant un laps de temps minimal de deux années pleines à compter de la date de sa fondation. Toute interruption

d'activité avant cette date serait considérée d'emblée comme une faillite

frauduleuse (Art. 7, § 9, de la Loi n° 55-337 du 23 octobre 2277). »

Le reste ne présentait aucun

intérêt. Kline éteignit l'écran, sortit du box et se dirigea vers Tunique

employé humain de la Chambre de Commerce un homme entre deux âges qui

paraissait s'ennuyer ferme derrière son bureau de verre noir.

— Inspecteur Kline de la

police sectorielle de X'Uerd, se présenta-t-il en montrant sa carte. J'aurais besoin de quelques éclaircissements...

Le fonctionnaire leva vers lui un regard las.

— A quel sujet ?

— J'aimerais connaître le

détail de la loi n° 41-813, ainsi que la teneur de ses amendements.

L'homme étendit les jambes sous son bureau, retenant un bâillement.

— Je peux même vous fournir

tout son historique, si vous le désirez, dit-il.

— Ne vous en privez pas,

répondit Kline.

Sans attendre d'y être invité, il prit place sur la chaise destinée aux visiteurs et étendit nonchalamment les jambes. Le fonctionnaire le considéra avec un certain étonnement, puis commença : — Comme vous devez le savoir,

la découverte de la propulsion gravito-magnétique, au cours du XXIIe siècle, engendra, sur le plan économique, un vague de libéralisme sauvage sans précédent. La

politique coloniale alors menée par la Terre favorisait en effet le capitalisme sous sa forme la plus incontrôlable. Des myriades de compagnies apparurent sur les nouveaux mondes, dont bon nombre n'étaient que des paravents pour des

activités pour le moins irrégulières. Profitant de cette situation, des

financiers et des entrepreneurs véreux fondaient des sociétés dépourvues de capital, qui exploitaient intensivement un ensemble donné de richesses allant sans vergogne jusqu'à les épuiser en quelques mois, puis disparaissaient sans laisser de traces, emportant avec elles des bénéfices souvent fabuleux,

lesquels échappaient dès lors au fisc comme au contrôle de la Commission

d'Expansion du Commerce Interstellaire, en vertu de la législation qui voulait qu'on ne puisse poursuivre une entreprise coloniale dissoute.

« La loi n° 41-813 fut

votée en 2210 pour mettre un terme à ces opérations frauduleuses et empêcher les capitaux de ces compagnies de s'évaporer dans la nature. Elle spécifiait que toute entreprise devait être fondée pour une durée minimale de cinq années et qu'elle ne pourrait cesser son fonctionnement sans avoir reçu l'aval de la C.E.C.I., qui se chargeait alors de vérifier ses comptes. D'après les

historiens, cette mesure contribua grandement à assainir le monde stellaire de la finance.

« La loi fut amendée à deux

reprises, tout d'abord à la fin du XXIIIe siècle, puis voici une cinquantaine d'années. L'amendement Kreutzberg, du nom du sénateur qui le

proposa à la Haute Chambre en 2278, alourdissait considérablement les peines en cas de récidive ; toute personne ayant trempé dans une faillite

frauduleuse telle que la définissait la loi 55-337, votée l'année

précédente se voyait interdire à vie d'exercer des responsabilités dans quelque compagnie que ce soit. Quant à

l'amendement de 2341, réclamé par de nombreux chefs d'entreprise, il abaissait à deux ans la durée minimale d'activité.

Kline hocha la tête. Il commençait à comprendre de quoi il retournait, bien qu'il fût parfaitement ignare en

matière de droit des entreprises.

— Je vois, dit-il. Prenons

maintenant un exemple concret. Imaginons une S.A.R.L. fondée le 13 mars 2387

avec un capital de quinze mille platino-crédits. Que se passerait-il si elle décidait d'interrompre ses activités... disons le 11 mars de l'année en cours ?

— Elle serait aussitôt

poursuivie pour faillite frauduleuse et infraction à la législation sur les opérations boursières. Son capital serait saisi et un mandat d'arrêt lancé contre son directeur et les membres de son conseil d'administration. De plus, elle perdrait tout les avantages juridiques que lui procure son statut de S.A.R.L.

— Et si cette cessation

d'activité intervenait le 13 mars de la même année, qu'arriverait-il ?

— Rien à condition que la

C.E.C.I. n'ait trouvé aucune irrégularité en étudiant ses comptes.

Kline réfléchit un instant. Un vague schéma commençait à se dessiner dans son esprit. Peut-être Jaweel l'avait-il mis sur la bonne piste, finalement...

— Combien de temps

faudra-t-il à la Commission pour le faire ? interrogea-t-il.

— Elle demande en général un

délai de trois semaines qui peut naturellement être prolongé si la comptabilité présente des points obscurs.

— Ce qui veut dire que, en

cas de cessation d'activité en date du 13 mars, la société en question serait considérée comme ayant cessé d'exister aux environs du 5 avril ?

Le fonctionnaire secoua la tête.

— Ce n'est pas ainsi que ça

se passe. La Commission doit recevoir le dossier un mois avant la date choisie pour le dépôt de bilan. Elle l'étudié, donne éventuellement son agrément et ce n'est qu'ensuite que l'entreprise en question pourra interrompre son

fonctionnement en toute légalité. Dans le cas de figure que vous avez pris pour exemple, la comptabilité aurait dû parvenir à la C.E.C.I. aux environs du 13

février.

Kline estima qu'il en savait assez pour le moment. Remerciant l'employé, il quitta la Chambre de Commerce. Au pied de l'escalier monumental, il s'immobilisa un instant, se demandant quelle était, logiquement, l'étape suivante. Midi approchant, il était inutile de se rendre immédiatement au siège de la Commission d'Expansion du Commerce Interstellaire.

Quant à aller au palais du Gouverneur pour y affronter Albert Jorgen, qui

devait être furieux contre lui, il n'y tenait guère du moins pas tant qu'il n'aurait pas obtenu des résultats concrets.

Finalement, se dit-il, la bagarre et la cuite de la veille au soir ne lui avaient peut-être pas fait perdre tant de temps que cela... Il commençait même à se dire qu'elles lui avaient permis d'en gagner du moins, si Jaweel l'avait bien mis sur la bonne piste...

Et il n'était pas loin d'avoir la conviction que c'était bel et bien le cas.

L'hôtesse d'accueil de la C.N.C.

était décidément ravissante, songea rêveusement Andy Sherwood lorsqu'il entra dans les locaux de la compagnie aux environs de quinze heures. La jeune femme portait cette fois-ci un bustier de dentelle vurnéenne à la chaude couleur cuivrée et une spiralo-jupe évanescente qui dansait autour de ses longues

jambes bronzées, aux pieds chaussés de mocassins rouge et noir en peau de

gzuun-khar. Un médaillon d'or rehaussé de pierreries pendait entre ses seins altiers, attirant irrésistiblement le regard. L'aventurier, qui avait toujours eu une faiblesse pour les poitrines opulentes, se sentit fondre.

— Vous venez voir M. Tayakana, je suppose ? demanda la splendide créature en levant ses yeux noirs des

papiers qu'elle était en train d'étudier.

— Gagné, répondit Andy avec

un sourire. Mais j'avoue que je préfère, et de loin, votre vue à celle de votre patron. Comment faites-vous donc pour choisir vos vêtements avec un goût si sûr ?

— Mon frère tient un magasin

de haute couture, expliqua la charmante jeune femme en battant des cils. Il fait venir ses modèles directement de Mars.

— J'aurais dû m'en douter,

fit Sherwood. Ils vous vont à ravir, insista-t-il en s'accoudant au comptoir.

Vous êtes libre, ce soir ?

— J'ai pour principe de ne

jamais sortir avec mes employeurs, déclara l'hôtesse. Mais je peux faire une exception pour vous si vous parvenez à me convaincre, ajouta-t-elle, enjôleuse.

— La promesse d'un repas en

tête-à-tête dans un restaurant de luxe y suffirait-elle ?

La jeune femme pouffa.

— Il n'y en a qu'un seul à

Nylghur, et je crains que vous n'y soyez « grillé » depuis vos

frasques d'hier soir.

Andy se rembrunit.

— Je vois que les rumeurs

vont vite, grommela-t-il. Je ne sais pas ce que l'on a pu vous raconter, mais je tiens à ce que vous sachiez que tout s'est terminé pour le mieux ! Ce

n'était qu'une bagarre de réconciliation entre deux vieux ennemis à qui il fallait vider l'abcès avant de réaliser qu'ils étaient désormais du même côté de la barrière.

— Ce n'est pas l'avis de Nylghur-Soir, objecta l'hôtesse.

Elle fouilla dans un tiroir et en tira un journal grand format, qu'elle mit sous le nez d'Andy. Sous le gros titre, bien évidemment consacré à la panne de Joklunnet, s'en étalait un autre, sur deux colonnes : des ivrognes ravagent un restaurant.

— Aucun nom n'est cité,

précisa la jeune femme, mais M. Tayakana m'a expliqué qui étaient les « ivrognes »

en question. Il en riait encore ce matin, crut-elle bon d'ajouter.

Pendant ce temps, Sherwood avait rapidement survolé l'article consécutif au titre. Effectivement, ni lui ni Kline n'y étaient nommés sans doute Jorgen avait-il convaincu le propriétaire du restaurant de faire preuve de discrétion sur ce point, mais le journaliste faisait une description purement apocalyptique de la bagarre, en rajoutant sans vergogne sur le plan de la violence et des dégâts.

— Ce n'est qu'un tissu de

mensonges, assura-t-il en rendant le journal à l'hôtesse. Nous n'étions ivres ni l'un ni l'autre du moins nous ne l'étions pas lorsque nous nous sommes « chamaillés ».

(Il se força à sourire.) Tant pis pour le restaurant de luxe, mais il reste bon nombre d'endroits bien plus sympathiques, où l'on peut déguster une cuisine tout aussi excellente... Tenez, puisque vous vivez ici, je vais vous laisser choisir. Réfléchissez-y pendant que je monte voir M. Tayakana.

Le directeur de la C.N.C. était occupé à dessiner les plans de ce qui ressemblait à un centre de conférences lorsque Andy pénétra dans son bureau. Il parut étonné de voir l'aventurier, ce qui amusa celui-ci, qui voyait une conséquence de son charme dans le fait que l'hôtesse eût oublié de prévenir son patron. Il l'avait troublée, ce qui

augurait une très agréable soirée

— Ah, monsieur Sherwood !

s'exclama Tayakana en se levant pour l'accueillir. Je ne pensais pas que vous passeriez si tôt.

— Vous avez du nouveau ?

l'interrogea Sherwood en répondant avec vigueur à son shake-hand.

— Eh bien, oui. Jodelle ma

secrétaire, que vous avez dû voir à l'accueil a mis le doigt sur un point tout à fait intéressant. Il semblerait que notre commande de matériaux ait été

falsifiée... Notre commande et mes plans !

— Vos plans ? s'étonna

Andy. Ne les avons-nous pas vérifiés ensemble ?

Tayakana se mordit la lèvre

inférieure, comme s'il cherchait ses mots.

— Il en existe apparemment

deux jeux, expliqua-t-il d'une voix embarrassée. Le premier se trouve sur le disque dur de mon ordinateur c'est celui que nous avons étudié. Le second... Eh bien, je ne m'explique pas son origine. Toujours est-il qu'il comportait de fausses indications, et que c'est sur lui qu'ont été basées tant la commande de matériaux que la construction de la villa !

— Voilà qui ressemble

sacrément à du sabotage, commenta l'aventurier. Vous êtes sûr de votre

personnel ?

— Autant qu'on puisse l'être,

affirma son interlocuteur. Vous savez, la C.N.C. est une petite société qui n'emploie que six personnes ; tout le travail sur le terrain est assuré

par des robots-maçons dernier modèle, développés par une filiale cybunkerpienne de la B and B Co. Toutefois, en

regard des circonstances, je me vois obligé de mener une enquête parmi le personnel, au cas où une brebis galeuse s'y serait malgré tout glissée.

— Et si vous ne trouvez rien ?

Tayakana désigna du pouce l'écran géant.

— Notre système informatique

est connecté au réseau Joklunnet. Ce qui présente d'énormes avantages, mais aussi quelques inconvénients, comme vous avez pu le constater hier. Un hacker[14] habile aurait été tout à fait capable de contourner nos protections logicielles pour semer la pagaille dans nos fichiers. Il va falloir vérifier toutes nos données et, surtout, nous assurer qu'aucun autre plan n'a été falsifié.

— Vous craignez une manœuvre

d'un concurrent désireux de vous discréditer vis-à-vis de votre clientèle ?

Tayakana hocha la tête, l'air

inquiet.

— Cela s'est déjà vu, y

compris sur Joklun-N'Ghar. La plus importante société d'opérations boursières de la planète s'est vue contrainte de mettre la clef sous la porte après que toute sa comptabilité eut été effacée par un inconnu. Même le spécialiste

réputé et fort onéreux ! de la récupération de données auquel elle a fait

appel a échoué. Andy haussa un sourcil. Il lui venait une idée.

— Je crois que j'ai saisi le

problème, dit-il. Et je sais ce que nous allons faire : vous vous occupez

de votre personnel et moi, je me charge de vous trouver un petit génie de

l'informatique qui va vous vérifier vos fichiers en moins de deux et pour pas un rond ! Ainsi, nous ne perdrons pas de temps.

Tayakana se rangea sans hésiter à son avis. Les deux hommes continuèrent un moment à discuter de détails

techniques, puis Sherwood prit congé. II venait d'atteindre le seuil de la porte lorsque Tayakana le rappela :

— Au fait, j'allais

oublier..., dit-il. J'ai eu M. Blade en ligne au début de l'après-midi. Il est en ville et voudrait que vous le retrouviez ce soir dans un restaurant nommé Les Délices de Joklun-N'Ghar.

— Est-ce le genre d'endroit

où l'on peut décemment emmener une jeune femme ? demanda Andy.

— Je ne vois rien qui

l'interdise, fit son interlocuteur surpris par cette question inattendue. Le cadre est agréable et l'on y sert une excellente cuisine n'gharienne des îles R'Kavon, je crois.

— Parfait, commenta

l'aventurier.

Il se demandait comment annoncer à sa conquête qu'ils allaient bien dîner ensemble, mais pas en tête-à-tête, et qu'elle n'aurait pas non plus le choix du restaurant.

Il restait à espérer qu'elle

apprécie la gastronomie locale.

La réussite sur le plan matériel n'avait jamais été la préoccupation primordiale de Kaxang. Né dans la jungle équatoriale, une quinzaine d'années avant la venue des Terriens, il avait été élevé dans la plus stricte tradition de sa tribu, qui privilégiait

l'accomplissement spirituel et le développement de l'aptitude à survivre dans un environnement hostile. Comme beaucoup de N'Ghariens de la vallée du fleuve Nextrylar, les siens étaient des fidèles de Buundloha, mais la forme que

prenait leur adoration n'entraînait guère de contraintes ; à la différence des Ophiolâtres, qui devaient prouver leur foi en capturant un serpent à la morsure mortelle lors du rite de passage de l'adolescence à l'âge adulte, les fervents du « dieu des dieux » n'avaient aucune épreuve particulière à passer ce

qui diminuait notablement la mortalité parmi les jeunes.

Lorsque les premiers explorateurs venus de la Terre avaient atteint son village, Kaxang était déjà devenu ce que l'on nommait un lung-k'toy : un

adulte responsable, à qui il ne manquait qu'une épouse pour être considéré comme un homme à part entière. Mais au lieu de partir dans la jungle, en quête d'une tribu qui accepterait de le laisser emmener une de ses jeunes vierges la plupart des N'Ghariens de la jungle pratiquaient en effet l'exogamie, il

s'était laissé séduire par les paroles des étrangers et les avait suivis

jusqu'à Nylghur...

La capitale planétaire n'était alors qu'une bourgade aux rues boueuses, qui ne comptait guère plus de quelques centaines d'âmes. Le centre d'éducation accélérée lui-même un immense bâtiment flambant neuf construit au milieu d'un véritable bourbier, prévu pour mille élèves n'abritait encore qu'une quinzaine de N'Ghariens, tous issus de peuplades différentes, dont aucune ne parlait la même langue. Certains d'entre eux

avaient été envoyés là par le chef ou le sorcier de leur tribu, d'autres

étaient venus d'eux-mêmes mais tous étaient appelés à faire un jour partie de l'élite intellectuelle de la planète.

Les cours d'hypno-enseignement duraient huit mois, à l’issue desquels les élèves avaient le choix entre deux options : interrompre leurs études et entrer dans l'administration locale, ou quitter la planète pour approfondir leurs connaissances. Kaxang s'était décidé pour cette seconde possibilité, suivant tout d'abord un stage de

perfectionnement sur Ildra V, avant de s'inscrire pour un cursus de trois ans à l'université de X'Uerd. A ses yeux, étudier constituait une authentique

démarche spirituelle équivalant à l'initiation reçue par ceux qui voulaient devenir prêtres de Buundloha. Pas un instant, il n'avait pensé que le travail qu'il accomplissait lui permettrait un jour de gagner sa vie ; l'éducation accélérée et les formations complémentaires qu'il avait suivies comportaient en effet une lacune de taille du moins d'un point de vue terrien : elles ne

lui avaient pas appris la valeur de l'argent.

A sa sortie de l'université,

Kaxang était revenu sur son monde natal, mais au lieu de s'installer en ville, comme la plupart de ses semblables « évolués » il avait préféré

retourner parmi les siens, dans la jungle impénétrable du Kendraouang. Il

pensait en effet que les connaissances acquises durant ses quatre années

d'études lui permettraient d'améliorer la vie des membres de sa tribu. Mais s'il avait obtenu de francs succès sur le plan sanitaire, grâce à la

vaccination et au filtrage de l'eau, son échec avait été total sur celui de la culture ; son père, par exemple, refusait d'employer pour la chasse les

armes si performantes des Terriens, arguant que à la différence des lances et des sagaies, elles ne laissaient guère de chances au gibier.

Cela avait donné beaucoup à penser au jeune N'Gharien. Obligé de remettre en question une partie des valeurs qu'on lui avait enseignées, il n'avait pas tardé à comprendre qu'il n'existait pas de vérité absolue, et que ce qui était bon pour certains ne l'était pas forcément pour d'autres. Il fallait de toute évidence effectuer un tri parmi les « bienfaits »

apportés par la colonisation et nul n'était mieux placé pour s'en charger que ceux qui, comme lui, avaient grandi dans la tradition avant de recevoir

l'éducation dispensée par les Terriens.

Il était donc retourné à Nylghur, avec l'intention de jouer le rôle de « filtre » entre la civilisation

et sa tribu, mais les choses ne s'étaient pas tout à fait passées comme il le souhaitait. Car si les deux premiers gouverneurs de Joklun-N'Ghar avaient tout fait pour que les indigènes fussent bien traités, le troisième le sinistre Thard Valekor , qui venait tout juste d'entrer en fonction, les considérait comme des créatures inférieures, taillables et corvéables à merci, tout juste bonnes à être réduites en esclavage pour exploiter les incroyables richesses de la planète. Des commandos de brutes racistes, obéissant à ses ordres ignobles, parcouraient la jungle en tous sens, massacrant les autochtones qui refusaient de se soumettre et allant jusqu'à inonder de napalm les villages qui montraient trop de résistance. Quant aux N'Ghariens « évolués », il en avait

parqué la plupart dans des camps. Il ne savait trop qu'en faire et hésitait à recourir à l'extermination systématique, qui risquait d'entraîner une

intervention immédiate et musclée ! du gouvernement central.

Horrifié par ces événements,

Kaxang avait voulu regagner son village pour avertir les siens. Mais alors qu'il essayait de louer un avion, il avait été repéré et pris en chasse par une demi-douzaine d'hommes de main de Valekor. Dans sa fuite éperdue, il était tombé sur l'équipage de l’Astringent, de solides gaillards qui avaient pris un malin plaisir à corriger de main de maître les voyous racistes qui passaient à tabac le N'Gharien. Puis ils avaient emmené celui-ci à bord de leur vaisseau, qui avait aussitôt quitté Joklun-N'Ghar, par craintes des inévitables représailles ; Thard Valekor n'aimait pas que

l'on s'en prenne à ceux qui se trouvaient sous ses ordres.

Kaxang était demeuré plusieurs années à bord de L’Astringent. Adopté par l'équipage, il avait tout d'abord rempli les fonctions d'aide-cuisinier, tout en apprenant des rudiments d'astrogation. Quand le navigateur en titre avait été emporté par une crise de grippe de folie, quelque part dans l'espace entre Tremçan et Thoran, c'est lui qui avait tiré d'affaire le vaisseau, en recalculant une trajectoire erronée. Pour le récompenser, la B and B Co., à la flotte commerciale de laquelle appartenait L’Astringent, lui avait payé une formation complète d'astrogateur dans la meilleure école

spatiale de la Confédération. Et lorsqu'il en était sorti second de sa

promotion, à la fin de l'année 2387, il s'était vu offrir un poste à bord du Maraudeur, le navire le plus prestigieux de la compagnie, avec un salaire plus que confortable, qui lui avait permis, au bout d'une année de service seulement, d'acheter comptant un appartement à Nylghur.

Kaxang considéra pensivement les meubles et les objets qui l'entouraient. Les choses avaient bien changé depuis son enfance dans la jungle, mais son attitude par rapport à l'argent, elle, était restée la même. D'or ou de platine, les crédits étaient faits pour qu'on les utilise, point à la ligne. Le N'Gharien n'éprouvait ni attachement, ni fascination pour eux ; tout comme ses ancêtres chasseurs-collecteurs, un

ventre plein et une santé solide suffisaient amplement à son bonheur, du moment que son âme fût en paix. Cet immense appartement et tout ce qu'il contenait pouvaient bien s'envoler en fumée, il n'en concevrait ni regret ni tristesse.

Mais cela ne l'empêcherait pas d'en jouir tant que Buundloha lui accorderait ce privilège.

Le grésillement du visiphone le tira de ses réflexions. Il répondit machinalement, l'esprit ailleurs, et dut accomplir un effort pour réintégrer le moment présent quand il vit le visage de Théodore Kline apparaître sur l'écran.

— Kaxang ? fit celui-ci.

J'espère que je ne te dérange pas...

— J'allais sortir, répondit

l'astrogateur, mais je peux t'accorder quelques minutes. Que puis-je pour toi ?

— Ton petit frère n'est pas

là ? J'aurais quelque chose à lui demander.

— Il est sorti acheter un

logiciel.

— Quand doit-il rentrer ?

— Pas avant ce soir. En fait,

je lui ai donné rendez-vous en ville pour l'emmener au restaurant. (Kaxang hésita un instant avant de poursuivre :) Tu peux nous y rejoindre, si tu

veux. Nous devons dîner avec Andy et Ronny Blade dans un endroit nommé Les Délices de Joklun-N'Ghar. C'est dans la vieille ville, non loin du temple ophiolâtre de l'Elévation Colorée.

Kline donnait l'impression d'être contrarié, bien qu'il tentât de n'en rien montrer.

— Entendu, dit-il. A quelle

heure ?

— Nous avons convenu de nous

retrouver là-bas à vingt heures, juste après la tombée de la nuit. Je t'invite, naturellement.

— Je ne sais pas si j'aurai

le temps de dîner.

— A cause de ton enquête ?

Kline acquiesça.

— J'ai pas mal avancé grâce à

Jaweel, déclara-t-il. Je ne sais pas comment il s'y est pris pour repérer

l'origine de la panne, mais il ne s'est pas trompé ! Les vérifications

auxquelles je me suis livré aujourd'hui confirment tout à fait ce qu'il m'a dit. Vraiment très doué, ton petit frère...

— D'autant plus qu'il a

appris tout seul, sur un ordinateur que j'avais laissé aux gens de ma tribu lors de ma dernière visite, il y a un an et demi, expliqua Kaxang. Personne n'a été fichu de s'en servir, malgré mes explications, sauf Jaweel. Il a pris le manuel et il l'a potassé pendant des semaines entières, au grand désespoir de mes parents qui auraient préféré le voir s'intéresser aux techniques pour

piéger les zharkx ou à la confection des boissons rituelles. Puis, dès qu'il a su faire fonctionner la machine, il a bricolé une antenne satellite servie avec les éléments d'un vieux poste de radio et il s'est connecté au Réseau

planétaire. Tout seul, comme un grand. Je n'en ai cru ni mes yeux ni mes

oreilles quand je l'ai vu !

Kline eut un geste fataliste.

— On a assisté au même

phénomène sur la Terre à la charnière du XXe et du XXIe siècle, dit-il.

Les enfants s'adaptaient en un éclair aux nouvelles technologies qui

dépassaient complètement la plupart des parents sans parler des grands-parents qui n'y comprenaient goutte ! Bon, je te laisse. A tout à l'heure.

— A tout à l'heure, répéta

machinalement Kaxang devant un écran qui, déjà, virait au noir.

Ronny Blade ouvrit de grands yeux à la vue de la pulpeuse beauté qui marchait main dans la main avec Andy

Sherwood. Krasbaueur, de son côté, s'autorisa un sourcil en accent circonflexe au-dessus d'un œil brillant. Avec sa tignasse emmêlée et ses lunettes rondes à monture métallique, il avait une telle allure que Jodelle ne put s'empêcher de pouffer. Mais le vieux professeur, après un bref hochement de tête, s'était déjà repenché sur le petit montage qui reposait devant lui.

— Mademoiselle, bonsoir, dit

le businessman en s'inclinant.

— Jodelle travaille pour

nous... enfin, pour la C.N.C., crut bon d'expliquer l'aventurier. Son avis nous sera précieux ; elle connaît sur le bout des doigts le dossier de la

villa.

Blade haussa les épaules. Il

paraissait fatigué et de mauvaise humeur.

— Ce n'est pas pour discuter

de la villa que je t'ai fait venir, dit-il, mais à cause de tes frasques d'hier soir. Je suis passé aujourd'hui voir le Gouverneur... (Il marqua un temps

d'arrêt, dévisageant Sherwood, les sourcils froncés.) Dire qu'il était

mécontent relève de l'euphémisme. D'autant plus que Jorgen a apparemment assuré au propriétaire du restaurant que l'administration rembourserait les dégâts et qu'il y en a pour une dizaine de milliers de platino-crédits !

— Tant que ça ? fit Andy

en jetant un regard ironique en direction de Jodelle, qui lui répondit par un sourire.

— Ne me fais pas ton vieux

numéro « je-m'en-foutiste », Andy, conseilla Ronny. Ça ne marche pas

avec moi.

— Que veux-tu que je fasse,

alors ? Des excuses ?

Krasbaueur leva un œil vague de son montage, où il s'apprêtait à ajouter ce qui ressemblait à un

microprocesseur.

— Vous pourriez proposer de

régler la note, laissa-t-il tomber, pince-sans-rire. C'est le meilleur moyen de calmer le Gouverneur. Après tout, il n'y a aucune raison pour que

l'administration planétaire paye pour ce que vous avez cassé.

Andy afficha un sourire satisfait.

— C'est déjà fait,

avoua-t-il. J'ai fait transférer cet après-midi 11 391,16 crédits sur le

compte courant du Palais des Gourmets, et son propriétaire a dû recevoir voici un quart d'heure quatre statues

changeantes de Xylfeng pour son nouveau décor...

Blade lui donna une vigoureuse claque sur l'épaule.

— Je te reconnais bien là !

s'exclama-t-il joyeusement. Tu aurais pu cependant avertir notre ami le

gouverneur pour qu'il cesse de fulminer après ce pauvre Jorgen. Le malheureux vit un stress épouvantable.

— Je n'aime pas tellement

Jorgen, marmonna Sherwood. Ce type n'est pas clair. (Il hésita.) Bon, oublions tout ça et consacrons-nous à l'étude de la carte. (Il se tourna vers Jodelle et caressa délicatement sa joue satinée.) Avez-vous déjà goûté à la cuisine des îles R'Kavon ?

— Pas à ma connaissance,

répondit la jeune femme. Qu'a-t-elle de particulier ?

— En elle-même, pas

grand-chose, mis à part trois ou quatre ingrédients tout à fait originaux, commença l'aventurier. La plupart des plats rappellent quelque chose, surtout à un palais terrien, paraît-il. Par contre, le choix du menu a de quoi surprendre : un genre de sorcier vêtu d'un pagne vient vous prendre le pouls et vous

conseille parfois de modifier votre commande en fonction de ce qu'il perçoit de votre état de santé !

— Un sorcier ? répéta

Jodelle, impressionnée.

Comme la plupart des colons

arrivés après l'échec de la révolte truquée des Ophiolâtres, elle n'avait eu que peu d'occasions d'être confrontée aux cultures traditionnelles n'ghariennes ; les autochtones que l'on rencontrait dans les grandes villes se montraient très discrets sur le mode de vie de la majorité de leurs semblables. « Laissez-les vivre en paix », disaient-ils quand on les interrogeait au sujet du reste

de leur tribu.

— Plutôt un étrange mélange

de prêtre, d'herboriste, de médecin et de cuisinier, corrigea Blade. On appelle g'raghyr celui qui pratique cet art millénaire, et j'ai entendu dire que les études duraient près de vingt années locales !

Krasbaueur sortit de sa poche un minuscule laser à souder et entreprit de fixer un composant supplémentaire sur son montage, qui ressemblait pour le moment à un talkie-walkie éventré. Andy se demanda à quelle invention farfelue le professeur pouvait bien être en train de travailler, puis son attention fut distraite par l'arrivée en trombe d'un

Tayakana au visage décomposé, qui le héla tout en courant vers lui :

— Andy ! Venez !

Venez vite ! Il est arrivé un malheur!...

L'inspecteur Kline marchait d'un bon pas dans la petite rue menant à la place où s'ouvraient Les Délices de Joklun-N'Ghar. La rapide progression de son enquête lui avait remonté le moral et fait disparaître les dernières traces de mal aux cheveux, à tel point qu'il avait maintenant une faim de loup ; le maigre

sandwich qu'il avait ingurgité aux environs de midi n'était plus qu'un lointain souvenir.

Il s'arrêta un instant devant une petite boutique dans la vitrine de laquelle se tenait un mannequin vêtu d'une splendide robe en peau d'antilope tzurkuz. La chasse de ces nobles animaux était depuis peu sévèrement réglementée, en raison des abus commis durant les premières années de la colonisation, mais l'on n'avait pas encore interdit à la vente les vêtements confectionnés avec leur courte fourrure brun clair, afin de permettre aux artisans locaux d'écouler leurs stocks. Cela ne tarderait pas, toutefois, et une robe comme celle que contemplait Kline verrait bientôt sa valeur multipliée par dix.

Pouvait-il se permettre de

l'offrir à Laura ? Il effectua un rapide calcul et décida que oui. Il

s'apprêtait à pousser la porte du magasin, lorsqu'il se souvint qu'en tant que membre du Comité Stellaire pour la Protection de la Vie Animale, sa fiancée refusait obstinément dé porter cuir et fourrures. Comment ce détail avait-il pu lui sortir de l'esprit ? La fatigue, sans doute... Haussant les épaules,

l'inspecteur jeta un dernier coup d'œil à la robe avant de repartir en

direction du restaurant où il avait rendez-vous.

Ce geste lui sauva la vie.

Un rayon ardent frôla son oreille pour aller pulvériser la vitrine qui s'effondra dans un grand fracas de verre brisé. S'il n'avait pas incliné la tête pour admirer le vêtement, Kline aurait été tué sur le coup, le crâne emporté par la décharge thermique.

Bien qu'il n'eût pas eu l'occasion de s'en servir depuis bien des années, ses vieux réflexes entrèrent

automatiquement en action. Pivotant sur lui-même en se jetant de côté, il porta la main à la poche de sa veste, où se trouvait le petit fulgurant qui ne le quittait jamais.

Un second trait de lumière ardente creva la nuit n'gharienne au moment où ses doigts se refermaient sur la crosse de l'arme. Une douleur atroce foudroya ses reins, ses jambes se dérobèrent sous lui, et il tomba en avant en poussant un hurlement de damné.

Cependant, son bras avait achevé le mouvement ébauché ; sa main avait quitté sa poche et braqué le

fulgurant dans la direction d'où était venu le rayon thermique, tandis que son index pressait la détente en un geste purement mécanique. Un fin dard jaune orangé troua l'obscurité, de laquelle monta un grognement, aussitôt suivi d'un bruit de pas précipités.

Terrassé par la souffrance qui taraudait ses reins, l'inspecteur Kline perdit connaissance.

 

CHAPITRE VI

S'il y avait un monde que William Baker appréciait par-dessus tous les autres, c'était bien Durango. Il n'y avait effectué qu'un bref séjour, l'année précédente, alors que ses associés et lui cherchaient la base arrière du Dragon Rouge[15] mais ces quelques jours lui avaient donné envie de revenir sur cette planète paisible, dont les paysages avaient été façonnés dans un lointain passé par ses habitants d'alors, les Jürans.

Baker ne connaissait que les

grandes lignes de l'histoire de ce peuple humanoïde, dont les représentants avaient possédé une taille moyenne bien supérieure à celle des Terriens, ainsi que des pouvoirs parapsychiques si puissants et surprenants qu'ils donnaient irrésistiblement l'impression d'avoir quelque chose de magique ; dans leur langage Jüran signifiait d'ailleurs magicien.

Ils avaient fait leur apparition quelque chose comme dix millions d'années plus tôt, érigeant une civilisation pacifiste et résolument non technologique qui reposait sur l'empirisme. Les Jürans ignoraient l'action exacte de leurs talents sur le couple énergie/matière, mais cela ne les empêchait pas d'accomplir ce qui, aux yeux de la plupart des

créatures pensantes, serait passé pour des miracles. Unissant leurs forces mentales, ils avaient alors sculpté les montagnes, redessiné les rivages des océans, orienté le tracé des rivières et influé sur les diverses espèces

vivantes de leur monde, afin de les faire correspondre à ce qui, pour eux, représentait un idéal.

Cette tâche, ainsi que

l'amélioration de leurs pouvoirs et que l'approfondissement de leurs

connaissances, les avait occupés pendant fort longtemps. Puis, un jour, à une époque où l'homme de la Terre n'était encore qu'un grand primate qui n'avait même pas domestiqué le feu, ils avaient quitté leur planète natale pour

explorer l'Univers, aidant au passage les populations primitives qu'ils

rencontraient sur leur route... Ils se sentaient investis d'un genre de

mission, s'estimaient responsables de ceux qui, n'ayant pas encore atteint un stade de civilisation aussi avancé que le leur, pataugeaient encore dans les marécages des forêts vierges.

Dix ou quinze mille siècles

durant, ils s'étaient consacrés à cette tâche hautement altruiste, ne

colonisant qu'une demi-douzaine de mondes inhabités ; à la différence des

Terriens, ils s'interdisaient toute intervention directe dans l'existence des peuples qu'ils découvraient, préférant comme on venait de le découvrir grâce au transducteur télépathique du professeur Krasbaueur les influencer par

l'intermédiaire de « divinités » artificielles comme Mazwoxs ou

Buundloha.

La Révolution industrielle

commençait à peine sur la Terre lorsque les Jurans avaient découvert qu'une mystérieuse maladie génétique, contre laquelle ils ne possédaient aucune

parade, vouait leur peuple à la stérilité et à l'extinction. La seule solution, pensaient-ils, consistait à trouver une race avec laquelle il leur serait

possible de s'unir, afin d'insuffler une vitalité neuve à leurs gènes

déficients. A l'issue de longues recherches, ils avaient choisi d'enlever

quelques milliers de

Terriens et plus précisément des habitants d'un petit pays nommé la France.

Mais une fois de retour sur

Durango, les Jürans avaient découvert que l'atteinte portée à leur A.D.N. était telle que les enfants nés d'unions mixtes se retrouvaient eux aussi frappés de stérilité. Ils s'étaient donc résignés à disparaître, non sans avoir fait leurs héritiers de ceux qu'ils avaient kidnappés...

William Baker songeait à tout

cela, au destin cruel de cette humanité pleine d'altruisme et de bonté, tandis que le Saute-Lumière descendait vers la surface vert et bleu de Durango. Et, surtout, il s'interrogeait au sujet des zones d'ombre que recelait cette histoire longue de dix millions d'années des zones d'ombre dont il espérait bien éclaircir une partie au cours de ses

recherches dans la formidable base de données laissée par les Jürans, cette fabuleuse somme des connaissances qu'ils avaient accumulées tout au long de l'existence de leur civilisation.

Le petit vaisseau atterrit sur l'astroport de Soïral, la capitale de ce monde. Trois Magiciens y attendaient Baker et Owens. Deux d'entre eux leur étaient inconnus, mais ils avaient déjà rencontré le troisième, un grand garçon brun qui répondait au nom d'Armand de La Salesse. Il faisait notamment partie du « commando » envoyé par

Durango pour aider les Quatorze Races dans leur lutte contre la Main Rouge[16].

— Heureux de vous revoir,

assura-t-il en serrant la main des deux hommes. Permettez-moi de vous présenter Renaud Portejoie et Damien Legrand, qui s'occupent de la gestion de la Très Grande Base de Données.

Portejoie était jeune, blond, les cheveux mi-longs, avec une fine moustache, tandis que Legrand, qui devait approcher la cinquantaine, arborait un crâne presque chauve et des joues rasées de près.

Ils saluèrent à leur tour les deux Terriens, puis le petit groupe se dirigea vers un étrange véhicule automobile, qui rappelait quelque chose à Baker.

— N'est-ce pas une traction

avant Citroën ? de mandatai, se souvenant où il avait déjà vu un modèle

semblable.

— Cela y ressemble en effet,

répondit Armand. L'un de nos ancêtres enlevés par les Jurans l'a été alors qu'il roulait à bord d'une voiture de ce type. Toutefois, poursuivit-il en s'asseyant au volant, cet engin n'a conservé que l'aspect extérieur de la

fameuse « Quinze légère » de légende, comme vous allez pouvoir vous

en rendre compte immédiatement.

Les portières claquèrent et le Magicien abaissa un levier. Le véhicule s'éleva doucement à trois mètres au-dessus du tarmac de l'astroport, avant de se diriger vers la ville qui se dressait à quelques kilomètres de là, couronnée par la forme monumentale d'un arc de

triomphe copié sur celui de la place de l'Étoile, à Paris.

— Nous avons trouvé beaucoup

plus commode d'installer un générateur anti-g, expliqua Portejoie.

— Je vois ça, grommela Baker,

qui se demandait pourquoi leurs hôtes avaient pris la peine de donner l'aspect d'une automobile du XXe siècle à ce véhicule dégravité.

Il y eut un moment de silence, puis Damien Legrand prit la parole :

— Armand nous a dit que vous

veniez effectuer des recherches dans la Très Grande Base de Données, mais il ignorait lesquelles... Si vous nous expliquiez dès maintenant ce que vous

désirez, cela nous permettrait de gagner du temps. J'ai en effet cru comprendre que vous étiez relativement pressés...

— Tout à fait, répondit Will

en hochant la tête. Red et moi ne comptons pas rester sur votre monde plus longtemps que nécessaire, car nous avons pris sur nos vacances les premières depuis des années ! pour effectuer ce voyage. De plus, Ronny, qui est

resté sur Joklun-N'Ghar, attend avec impatience le résultat de nos recherches.

Il pense être sur la piste de quelque chose de très important ; il a de

bonnes raisons de croire que le rôle joué par les Jürans dans l'évolution des peuples primitifs qu'ils aidaient ne s'est pas limité à de simples « coups de pouce », comme les avait qualifiés Armand lors de notre premier séjour

sur Durango. En fait, nous avons déjà trouvé des indices et de taille ! quant à la manière dont ils s'y prenaient pour pérenniser leur influence...

— Des indices ? De

taille ? répéta Armand. Vous voulez dire que vous avez découvert

l'existence des Veilleurs ?

— Si les Veilleurs sont des

sortes de « dieux » artificiels à l'apparence invraisemblable, oui,

répondit Baker. Il y en a un sur Joklun-N'Ghar : Buundloha, qui présente

l'aspect d'un serpent proprement gigantesque, et un autre, Mazwoxs, que je ne me hasarderais pas à décrire, sur l'une des lunes de Djyzaxx une planète

répertoriée sous le nom de Drioll dans vos archives... Et tous deux ont été déposés là par des Concepteurs dont ils ignorent l'identité, mais dont

l'apparence physique correspond exactement à celle des Jürans.

Le véhicule volant qui ressemblait à une très ancienne automobile française suivait à présent une large avenue plantée d'arbres au feuillage rouge vif, au bout de laquelle se dressait la structure en forme de cristal abritant la Très Grande Base de Données ou, du moins, sa « partie émergée », les étranges mémoires moléculaires qui

la composaient étant enfouies à des kilomètres de profondeur, à l'abri des guerres comme des cataclysmes.

— Ce sont bien des Veilleurs,

affirma Damien Legrand. Il n'y en a pas deux pareils, pour des raisons qui nous échappent. (Il fronça les sourcils.) Que voulez-vous exactement savoir à leur sujet ?

— Beaucoup de choses,

répondit Baker. J'ai une liste avec moi, qui détaille les informations dont nous aurions besoin. Mais avant tout, nous voudrions connaître leur nombre et les coordonnées des mondes où ils ont été déposés...

— Pour les coordonnées, cela

va prendre un certain temps, annonça Armand, car celles qui sont inscrites dans la Très Grande Base de Données correspondent à l'emplacement des mondes en question à l'époque où les Jurans les ont visités. Il va donc être nécessaire d'interroger le Ministère de l'Espace Extérieur, qui seul possède les tables nécessaires pour calculer où se trouvent aujourd'hui ces planètes. Par contre, en ce qui concerne le nombre des Veilleurs, je peux vous le révéler dès

maintenant ; tous les Magiciens le connaissent par cœur. (Fermant un

instant les yeux, il récita :) « On compte sept cent

soixante-dix-sept Grands Veilleurs et les peuples qu'ils guident sont appelés à régir l'Ère de Pacification. Quant aux Petits Veilleurs, au nombre de

vingt-quatre mille deux cent vingt-trois, ils préparent ceux qu'ils ont sous leur garde à entrer dans l'Ère de Paix. Ce qui fait au total vingt-cinq mille Protecteurs et Educateurs, répartis sur autant de mondes... »

Baker sentit sa mâchoire se

décrocher, tandis que Red Owens proférait un discret juron. Vingt-cinq mille « frères »

de Buundloha et de Mazwoxs ! Vingt-cinq mille « dieux »

artificiels veillant sur le destin d'autant de peuplades ! Si Ronny

comptait leur rendre visite à tous, il avait intérêt à commencer sans attendre, et à espérer que les actuelles recherches d'un sérum de longévité accrue

porteraient leurs fruits avant qu'il ne soit trop âgé pour en profiter !

La chambre d'hôpital était

blanche, avec un cliché tridi représentant l'étrange formation rocheuse qui se dressait tout au bout du Cap Austral, à l'extrémité sud du continent principal de Joklun-N'Ghar. Une main inconnue avait posé sur la table de nuit un vase de terre cuite orné d'arabesques colorées, duquel émergeait un splendide. bouquet de fleurs d'un bleu pastel un peu mauve. L'unique fenêtre, de forme ovale, donnait sur la butte au sommet de laquelle se dressait le palais du Gouverneur.

Theodore Kline était étendu dans un lit confortable, adossé à deux oreillers moelleux. La blessure à cause de laquelle il se retrouvait là avait cessé de le faire souffrir, grâce aux

analgésiques contenus dans la perfusion pratiquée à la saignée de son coude droit.

Lorsqu'il avait repris

connaissance, quelques heures plus tôt, un médecin n'gharien se tenait à son chevet, fort occupé à relever les indications de l'appareillage placé à la tête du lit. Il avait paru satisfait de voir l'inspecteur retrouver ses sens et, avec une grande honnêteté, lui avait expliqué que le rayon thermique reçu dans la ruelle lui avait tranché la moelle épinière au niveau des lombaires ce qui expliquait qu'il ne sentît plus le bas de son corps. En d'autres temps, une telle blessure l'aurait cloué dans un fauteuil roulant pour le reste de son existence, mais l'on était au XXIVe siècle, où les techniques de régénération cellulaire avaient atteint une telle perfection qu'un couple de mois suffirait à lui rendre l'usage de ses jambes.

C'en était toutefois fini de son enquête, songeait-il au moment où la porte de la chambre s'ouvrit sur une

infirmière avenante, aux longs cheveux dorés noués en un chignon vertigineux.

— Vous avez de la visite,

annonça-t-elle.

Albert Jorgen s'avança dans la pièce, en compagnie d'un homme que Kline n'avait jamais vu. De taille moyenne, le cheveu brun et l'œil gris-jaune, il portait un justaucorps bleu nuit et, à sa ceinture de métal souple, le lourd étui d'un fulgurant. Un flic local, de toute évidence et haut placé, comme l'indiquait la représentation dorée d'un dwaj-mèze qui était cousue sur son épaule gauche.

— Ne le fatiguez pas trop,

ajouta l'infirmière à l'attention des deux visiteurs avant de se retirer en refermant la porte.

Jorgen s'approcha du lit, le

visage grave.

— Vous êtes bien abîmé,

dit-il, lugubre. Mais vous avez eu de la chance : un peu plus haut, et

vous auriez fini à six pieds sous le sol de Joklun-N'Ghar.

Kline ne répondit pas. Il

attendait avec philosophie le sermon qui n'allait pas manquer de suivre.

— Quelle idée, aussi, de

vouloir faire cavalier seul ! reprit le jeune haut fonctionnaire. Si vous

ne m'aviez pas laissé tomber, avant-hier soir, je vous aurais fourni des

assistants et rien ne vous serait arrivé. Nul n'aurait osé s'attaquer à vous si vous aviez eu une escorte.

— Je n'en suis pas si sûr,

grommela l'inspecteur. Celui qui a fait ça était prêt à prendre de gros risques.

Pour moi, c'est la preuve que j'étais sur la bonne voie. On n'abat pas un

enquêteur embarqué sur une fausse piste.

L'homme en bleu esquissa un

sourire.

— Thierry Lexem, Préfet de

Nylghur, se présenta-t-il. J'ai été chargé par Sergeï Van Helsing de reprendre votre enquête, en attendant l'arrivée de votre remplaçant. Vous venez de déclarer que vous étiez sur la bonne voie. Pouvez-vous me dire ce que vous avez découvert ?

Soulagé de ne plus avoir à

supporter les récriminations de Jorgen, Kline se mit en demeure de raconter au Préfet comment il en était venu à s'intéresser à la C.H.R.O.M.E., et les

soupçons qu'il avait fini par concevoir au sujet de ladite entreprise.

Lorsqu'il se tut, Lexem toussota, l'air sceptique.

— Rien de tout ceci ne me

semble concluant, dit-il en jetant un regard furtif au Vice-Conseiller. Certes, vos soupçons ne sont pas dénués de tout fondement, mais je ne vois aucun

rapport entre une honnête compagnie possédant une excellente réputation dans le domaine de l'informatique musicale et le sabotage de Joklunnet.

— C'est pourtant un

ordinateur de la C.H.R.O.M.E. qui est à l'origine de cette panne. Jaweel...

— Parlons-en ! s'emporta

soudain Jorgen. Je n'arrive pas à comprendre comment un aussi fin limier que vous a pu faire confiance à un gamin qui n'a même pas dix ans ! Mais il

est vrai que vous vous êtes comporté d'une manière vraiment bizarre depuis votre arrivée... J'aurais dû m'en douter dès cette bagarre avec M. Sherwood vous n'avez plus toute votre tête. Je ne sais si c'est l'âge ou le renvoi

d'inexistence, mais tout indique que vous avez atteint votre stade

d'incompétence. On n'aurait jamais dû vous confier cette enquête !

— Allez dire ça à Van Helsing !

riposta Kline, à qui le jeune homme commençait à chauffer les oreilles.

— C'est déjà fait, fit Lexem,

d'un ton qui se voulait conciliant. Il a certes eu du mal à admettre que vous ayez pu vous fourvoyer, mais les arguments de M. Jorgen ont fini par

porter. Notez que j'en suis désolé.

J'ai toujours éprouvé beaucoup de respect à votre égard, inspec...

— Un instant ! coupa

sèchement Théo en tournant la tête vers le Vice-Conseiller. Vous avez réussi à convaincre le Ministre que je suis gâteux, c'est ça ?

— Bien sûr que non ! se

défendit Jorgen. Simplement, j'ai su lui faire comprendre que vous souffriez peut-être de surmenage...

— Soit, dit Kline. Je suis

surmené et ma crise de renvoi d'inexistence, à bord de la vedette, m'a

déséquilibré. Mais cela ne supprime pas pour autant les faits que j'ai découverts, malgré mon... « irresponsabilité » !

(Lexem voulut l'interrompre, mais il poursuivit avec hargne, ignorant le préfet :) Vous mettez la C.H.R.O.M.E. hors de cause, sous prétexte que vous vous refusez à croire en la parole d'un enfant, mais vous semblez oublier que cette société doit interrompre ses activités demain, avec l'accord de la Commission

d'Expansion du Commerce Interstellaire !

— Je ne vois pas le

rapport..., commença Lexem.

Il fut interrompu par l'arrivée de l'infirmière, qui avait dû entendre Kline élever la voix.

— La visite est terminée,

annonça-t-elle, l'air fort mécontent. Non, pas question de vous accorder

quelques minutes de plus, lança-t-elle à Jorgen, qui ouvrait la bouche pour négocier. Vous avez affaire à un grand blessé, l'auriez-vous oublié ? Je

vous avais demandé de le ménager ; vous ne l'avez pas fait alors, vous

quittez cette chambre immédiatement, Vice-Conseiller ou pas !

Les deux hommes étaient si surpris de voir une aussi ravissante créature se transformer en un dragon furibond qu'ils obtempérèrent sans chercher à discuter. Jorgen était déjà dans le

couloir, et Lexem allait passer le seuil de la porte quand l'inspecteur le rappela :

— Au fait, savez-vous qui

doit me remplacer ?

Le Préfet jeta un coup d'œil

interrogateur à l'infirmière ; celle-ci lui fit signe qu'il pouvait

répondre.

— L'inspecteur Yvon Le

Floc'h, dit-il avant de s'éclipser.

Kline serra les dents. Il savait désormais ce qui lui restait à faire.

L'après-midi finissait lorsqu'une autre infirmière une N'Gharienne aux couettes torsadées, plus petite et plus enveloppée que la précédente fit entrer dans la chambre un Andy Sherwood rasé de frais. Kline voulut se redresser pour l'accueillir, mais retomba sur ses oreillers, sans force, ce qui lui fit supposer qu'outre les analgésiques, on avait mêlé un calmant quelconque à sa perfusion.

L'aventurier s'assit au pied du lit. Il portait un jean noir et une chemisette blanche, dans l'échancrure de laquelle foisonnait une broussaille poivre et sel.

— Sale affaire, commenta-t-il

en contemplant les jambes inertes sous le drap. Paraît que tu en as pour deux mois ?

Kline acquiesça silencieusement.

Sherwood leva les yeux, le regarda un instant sans rien dire, puis lui sourit avec une franchise qui réchauffa le cœur du blessé.

— Je n'arrive pas à

comprendre comment tu as pu te laisser surprendre, reprit-il. Ce n'est pas dans tes habitudes de rêvasser, pourtant...

L'inspecteur haussa les épaules.

— Tout marchait trop bien,

répondit-il. J'aurais dû me douter que ça ne durerait pas. Remarque, c’aurait pu être pire, j'aurais pu y laisser ma peau. (Il donna une claque machinale sur l'une de ses cuisses immobiles.) En tout cas, j'ai touché ce salaud, j'en suis certain ! Je l'ai entendu grogner quand j'ai riposté.

— Tant mieux, ça facilitera son identification, dit Sherwood avec une jovialité qui n'avait rien de feinte. Et une fois que les flics l'auront coincé, crois-moi qu'ils lui feront dégoiser tout ce qu'il sait !

— Tu es le premier à qui je

le dis.

Andy tressaillit, puis lança un regard incrédule au blessé.

— Qu'est-ce que tu racontes ?

marmonna-t-il. Tu n'as pas signalé un détail aussi important à tes petits

copains ?

Kline secoua la tête. Le moment était venu d'expliquer à l'aventurier ce qu'il attendait de lui. Il ne pensait pas que celui-ci accepterait de l'aider, mais il se devait de le lui demander, parce que son ancien suspect préféré était, pensait-il, la seule personne qui pût démêler la situation à temps.

— Jorgen et le Préfet de

Nylghur sont venus me voir en début d'après-midi, commença-t-il. Inutile de te dire que ça s'est plutôt mal passé. Jorgen a une dent contre moi à cause de la bagarre au Palais des Gourmets et de la manière dont je l'ai traité ensuite. Il est persuadé que je n'ai plus toute ma tête et qu'on a fait une erreur en m'envoyant sur Joklun-N'Ghar. Quant au Préfet, il s'est contenté d'abonder dans son sens ; je suppose qu'il n'a

pas apprécié que l'affaire soit confiée à un enquêteur extérieur les flics ont leur fierté, eux aussi.

Sherwood opina avec un sourire narquois.

— Je m'en doute ! Il a

dû être sacrément vexé qu'on lui passe par-dessus la tête. Mais ça ne

m'expliqueras pourquoi tu ne lui as pas révélé que tu pensais avoir touché le type qui t'a flingué...

— Disons que Jorgen et lui

m'ont vexé, répondit Kline. Tu

comprends, j'ai passé toute la journée d'hier à suivre la piste que Jaweel m'avait indiquée et j'ai recueilli un certain nombre d'éléments intéressants, qui confirment mes soupçons au sujet de la C.H.R.O.M.E. Cette société trafique quelque chose, j'en mettrais ma main à couper ! Je n'ai pas de preuves

formelles, mais le faisceau de présomptions que j'ai réuni l'indique très

clairement. Et sais-tu ce que ces deux imbéciles ont dit ? Que j'avais

atteint mon stade d'incompétence et qu'ils ne voyaient pour leur part aucune raison de soupçonner une honnête entreprise !

— Ça m'étonne de Jorgen,

intervint Andy. Il m'a toujours donné l'impression d'être quelqu'un

d'intelligent et de réfléchi, même si je le trouve un peu jeunot pour le poste qu'il occupe. Pour le Préfet, je ne m'avancerai pas : je ne le connais

pas.

— Fais-moi confiance, tu ne

perds pas grand-chose : c'est le type même du fonctionnaire que l'on

expédie sur une planète perdue de la zone marginale en pensant qu'il ne risque pas d'y faire trop de bêtises. (Kline baissa les paupières pour essayer de dissimuler les larmes de rage qui montaient à ses yeux.) Remarque, il n'aura rien gagné dans l'affaire, reprit-il d'une voix qu'il réussit miraculeusement à rendre ferme, parce que X'Uerd a envoyé un autre inspecteur pour me remplacer.

— Je vois, fit Sherwood. Tu

préfères attendre qu'il soit là pour lui parler de...

— Certainement pas !

s'écria Kline. Il n'est pas question que je fournisse une information aussi précieuse à un imbécile aussi infatué de lui-même qu'Yvon Le Floc'h ! Ce

type-là a systématiquement saboté toutes les enquêtes qu'on a eu la bonté de lui confier depuis son arrivée sur X'Uerd. (Il inspira profondément, cherchant à apaiser la colère qui bouillait en lui.) Je ne comprends pas qu'on l'ait choisi. Vraiment pas. Décidément, il y a quelque chose qui ne va pas dans cette affaire, depuis le début. Si je pouvais contacter Sienkiewicz... Mais je suis cloué sur ce lit d'hôpital et il paraît que je n'ai pas droit à un visiphone !

— Qui est Sienkiewicz ?

interrogea Andy.

— Mon supérieur, et je suis

certain qu'il n'aurait jamais sélectionné ce benêt de Le Floc'h pour prendre la suite de mon enquête.

— Tu veux que je l'appelle

pour toi ? proposa Sherwood.

Il y avait dans sa voix une

certaine réticence sous-jacente, que Kline attribua à la méfiance viscérale qu'il éprouvait vis-à-vis de la police. Bien qu'il fût maintenant du bon côté de la barrière, l'aventurier avait conservé de vieux réflexes enfouis, datant de l'époque où il traficotait des antiquités extraterrestres. Le moment était venu de voir jusqu'à quel point il était capable de sauter le pas, songea Kline en répondant :

— Pour tout te dire,

j'aimerais que tu prennes mon relais.

Andy Sherwood s'étrangla.

— Tu... tu rigoles ?

balbutia-t-il.

— J'en ai l'air ?

répliqua l'inspecteur. Andy, tu ne vas peut-être pas me croire, mais tu es la seule personne à qui je puisse faire confiance sur cette fichue planète. Parce que je te connais et que je sais que tu n'as qu'une parole. Quand je me suis effondré nerveusement, à la fin de notre bagarre, tu aurais pu porter plainte contre moi, ou tout simplement me laisser tomber et t'en aller tu aurais été en droit d'agir ainsi. Au lieu de cela, tu t'es occupé de moi, alors que j'étais peut-être la personne pour qui tu avais le moins de raisons de le faire. Pendant des années, j'ai essayé de

t'envoyer en prison et, toi, tu m'as aidé !

— Je n'allais tout de même

pas te laisser chialer par terre, grommela Andy, visiblement mal à l'aise

d'avoir été pris en flagrant délit d'altruisme.

— C'est ce que je dis : tu

es quelqu'un de bien.

Le « vieil » aventurier

ouvrit des yeux en bille de loto.

— Ben mon vieux,

s'exclama-t-il, éberlué, en soixante-cinq ans, c'est bien la première fois qu'on me dit un truc pareil ! Je commence à me demander si Jorgen n'a pas

raison et si tu n'aurais pas un tantinet perdu la boule...

Kline n'eut pas le temps de se demander si Sherwood était sérieux ou s'il plaisantait, car celui-ci éclata aussitôt d'un rire joyeux, auquel l'inspecteur ne tarda pas à se joindre,

heureux de savoir qu'il avait au moins un ami sur qui compter.

— D'accord, mon pote, reprit

Andy une fois que les hoquets d'hilarité qui secouaient sa grande carcasse se furent apaisés, je vais « prendre ton relais », comme tu dis. Mais à

la seule condition que tu promettes de ne rien me cacher.

— Y compris les informations

confidentielles ?

Une lueur de malice pétilla dans les prunelles de l'aventurier.

— Surtout elles, sourit-il.

L'inspecteur hésita un instant, puis hocha la tête. II avait assuré à Van Helsing qu'il ne soufflerait mot à quiconque des informations confidentielles que le Ministre lui avait

communiquées, mais celles-ci pouvaient avoir leur importance, et il valait mieux, de toute manière, trahir un secret d'État plutôt que de voir une planète tout entière livrée à une bande d'aigrefins.

Et puis, se dit-il pour se

consoler de manquer ainsi à la parole donnée, Andy Sherwood n'était-il pas l'un de ces héros qui avaient quelques années auparavant sauvé la Confédération d'une implacable dictature militaire ?

La première chose que fit Andy après avoir quitté Kline fut de sauter dans son turbo-car et de filer vers l'astroport dans un grondement de turbines surchauffées. Ce qu'il avait à faire n'était pas spécialement urgent, mais il tenait à s'en débarrasser pour retrouver au plus vite Jodelle, la ravissante secrétaire de Ryu Tayakana. Leur soirée de la veille ayant été gâchée par l'attentat contre Kline, Jodelle l'avait invité à dîner dans son appartement du quartier de l'Horloge.

Il laissa son véhicule au parking et traversa le tarmac au pas de course en direction du Maraudeur ; dont la massive silhouette se dressait devant

lui, à l'écart des autres vaisseaux parqués sur les pistes de l'astroport.

Arrivé au pied du cargo, il tira de sa poche un petit appareil ressemblant à une machine à calculer et pianota un code secret. La porte du sas principal s'ouvrit, le tube d'un élévateur s'étira jusqu'à terre. Sherwood monta dans l'étroite cabine.

Cinq minutes plus tard, il entrait dans le poste de pilotage et s'asseyait dans le fauteuil de l'officier des communications, devant l'hypertélévisionneur. Il préférait utiliser celui du Maraudeur, plutôt que l'hypercom mis à la disposition du public au central de télécoms interstellaires de Nylghur, ce dernier pouvant tout à fait être sur écoutes. Il mit l'appareil sous tension et le régla sur la fréquence fournie par Kline. Une opératrice répondit après sa seconde tentative, avec une certaine nonchalance.

— Je désirerais parler à

Anton Sienkiewicz, dit Andy.

— De la part de qui ?

— Andy Sherwood. Il s'agit

d'un appel confidentiel.

— J'en prends note, monsieur

Sherwood.

Le visage maquillé de l'opératrice disparut pour céder la place à une mire représentant un paysage de X'Uerd, où des montagnes enneigées chatoyaient dans la lumière cuivrée du soleil couchant. Puis, sans transition, un homme mince au regard pénétrant apparut sur l'écran.

— Sienkiewicz. Bonjour.

— Bonjour. Je suis Andy

Sherwood. C'est Théodore Kline qui m'a demandé de vous contacter.

— Comment va-t-il ?

— Il devrait pouvoir recommencer à marcher d'ici deux mois... (Andy marqua un temps d'arrêt.) Pouvez-vous

m'assurer que nous sommes à l'abri des indiscrétions ?

— De mon côté, oui. Et du

vôtre ?

— Je le pense, répondit

Sherwood, quelque peu décontenancé par le laconisme de son correspondant. Voyez-vous, l'inspecteur Kline m'a chargé d'une démarche plutôt délicate, et il a bien insisté pour que je l'accomplisse avec un maximum de discrétion.

— Venez-en au fait.

— Il voudrait savoir pourquoi

vous avez choisi Yvon Le Floc'h pour le remplacer sur l'affaire de Joklunnet.

Sienkiewicz fronça les sourcils.

— N'aurait-il pu me le

demander lui-même ?

— A l'hôpital, on a refusé de

lui procurer un visiphone qui lui aurait permis de se connecter sur le central interstellaire.

— C'est anormal.

— Je ne vous le fais pas

dire.

Sienkiewicz se mordit la lèvre.

— Pourquoi devrais-je vous

répondre ? demanda-t-il. Une telle information est confidentielle.

Andy avala sa salive.

— Les lézards de Krïem ont les pattes griffues, dit-il

doucement.

Selon Kline, cette phrase en

apparence anodine constituait un mot de passe. Effectivement, l'attitude du commissaire se modifia aussitôt. Il ne devint pas plus amical, mais

l'aventurier perçut, au ton de sa voix, qu'il ne se méfiait plus de lui.

— Très bien, dit Sienkiewicz.

Je n'ai pas choisi Le Floc'h. Je m'en serais bien gardé.

— Van Helsing, dans ce cas ?

— Il a dû s'absenter et il a

laissé à son secrétaire de cabinet le soin de désigner le successeur de Théo.

Je n'étais pas d'accord. Evidemment. Il est passé outre. Jeune coq ambitieux.

Ça lui coûtera sa place si cet imbécile échoue. Vous pouvez le dire à Théo. Ça le consolera peut-être. II doit être écœuré, non ?

— Pire que ça. A ce sujet,

d'ailleurs, je suis censé vous demander l'autorisation de poursuivre l'enquête à sa place.

Pour la première fois depuis le début de la conversation, le visage du commissaire exprima autre chose qu'une impassibilité glacée. Andy se prit à savourer la surprise qui s'étalait sur ses traits.

— Etes-vous qualifié ?

demanda Sienkiewicz.

— Kline semble penser que

c'est le cas.

— Et quelle est votre opinion ?

— Je ferai de mon mieux. Je

dispose d'éléments qu'il n'a pas communiqués à la police locale. Son enquête était déjà bien avancée lorsqu'on l'a abattu, ce qui semble indiquer qu'il suivait la bonne piste.

— Alors, allez-y. Vous avez

ma bénédiction. Officieuse, s'entend. Officiellement, je ne peux rien pour vous. J'ai les mains liées. Du moins, jusqu'au retour du Ministre.

— Et quand doit-il revenir ?

— Dans quatre jours. Une

dernière chose... Evitez de vous frotter à Le Floc'h. C'est un violent. Ce qui ne l'empêche pas d'être idiot. Et tenez-moi au courant en utilisant cette même fréquence.

« Bonne chance, monsieur

Sherwood. Je suis très surpris que Kline vous ait choisi, vous ! Mais bonne chance quand même.

 

CHAPITRE VII

Andy Sherwood commença à réfléchir dès qu'il eut quitté le Maraudeur. Il n'avait jamais mené d'enquête, mais la fréquentation de Ronny Blade, dont

l'esprit agile et pénétrant venait à bout, semblait-il, de toutes les énigmes, lui permettait d'avoir une idée assez précise de la manière de s'y prendre.

Il monta dans son turbo-car et, tandis qu'il se dirigeait vers la ville, fit défiler dans son esprit les

éléments que lui avait fournis Théodore Kline. Cet exercice lui permit de

reconstituer les grandes lignes du cheminement intellectuel suivi par

l'inspecteur.

Celui-ci avait commencé par se lancer sur la piste indiquée par Jaweel, en rendant visite à la C.H.R.O.M.E. Il y avait rencontré un nommé Helios Creed, un curieux bricoleur dont l'occupation principale paraissait être la création de sons. Celui-ci lui avait appris que son associé, Damon Edge, qui s'occupait de la partie programmation de leur entreprise, était en voyage hors planète... Où ? Et depuis combien de

temps ? Kline ne l'avait pas précisé sans doute parce qu'il l'ignorait.

Ensuite, l'inspecteur était allé consulter les fichiers de la Chambre de Commerce, où il avait découvert que la C.H.R.O.M.E. pouvait en toute légalité interrompre ses activités à compter du 13 mars soit le surlendemain, en vertu d'une loi dont Andy n'avait jamais

entendu parler.

Cela établi, rien ne prouvait que la société d'édition musicale avait l'intention de le faire, d'autant plus qu'elle venait selon Creed de sortir une toute nouvelle gamme de produits. Un autre enquêteur aurait sans doute alors abandonné la piste en question, mais Kline était du genre entêté Andy en savait quelque chose. L'inspecteur s'était donc rendu au siège local de la Commission d'Expansion du Commerce

Interstellaire, pour vérifier si la C.H.R.O.M.E. avait ou non l'intention de mettre la clef sous la porte. Il était en effet obligatoire que les comptes de l'entreprise fussent épluchés par la C.E.C.I. avant qu'elle ne fût autorisée à déposer son bilan sans tomber sous le coup de la loi sur les faillites

frauduleuses.

On avait répondu à Kline que Creed et Edge avaient bien effectué une demande de liquidation, et que celle-ci

venait d'être acceptée, la comptabilité de leur société étant transparente comme de l'eau de roche. Les experts de la Commission n'y avaient pas décelé la moindre irrégularité. Comme l'avait dit l'employé à qui l'inspecteur avait eu affaire, il était rare qu'une compagnie présentât un dossier aussi parfait. II ne se doutait pas qu'aux yeux de son interlocuteur, cela constituait une raison de plus de s'intéresser de plus près aux activités de l'entreprise en question.

Mais Kline n'avait pas eu le temps d'approfondir la question, car un rayon thermique l'avait fauché dans une rue de Nylghur. Et même si Sherwood n'avait pas été totalement convaincu par les arguments de son ancien ennemi, cette tentative de meurtre avait constitué à ses yeux une preuve quasi irréfutable que l'inspecteur avait mis le doigt sur quelque chose de louche. De très louche.

Quelque chose peut-être en rapport avec ces mystérieux individus qui, selon Van Helsing, cherchaient à faire main basse sur Joklun-N'Ghar. Le fait qu'on eût nommé un incompétent notoire pour remplacer Kline plaidait en faveur de cette thèse et il en allait de même pour l'attitude d'Anton Sienkiewicz, lequel n'avait guère hésité avant d'encourager Andy à poursuivre l'enquête du limier blessé.

— Quelque chose me dit que ça

ne va pas tarder à chauffer, grommela Sherwood entre ses dents.

Ce n'était pas fait pour lui déplaire.

Baker paraissait en pleine forme, estima Ronny Blade on l'observant sur l'écran de l'hypertélévisionneur. En pleine forme et d'excellente humeur ce qui laissait présager de bonnes

nouvelles. Allumant un cigarillo dénicotinisé, le businessman se laissa aller en arrière dans le confortable fauteuil et attendit que son associé et ami lui fît son rapport.

— Tu fais bien de t'asseoir,

attaqua d'emblée William, avec un sourire narquois. Car, vois-tu, j'ai des nouvelles pour le moins... impressionnantes, dirai-je. (Il marqua une pause, le temps de constater l'effet de ses paroles sur Blade.) Dès mon arrivée, j'ai appris que les Magiciens étaient au courant de l'existence des « dieux »

synthétiques qu'ils nomment les Veilleurs. Toutefois, cela leur a pris un

certain temps pour en établir la liste, car les Jurans en ont créé vingt-cinq mille !

Ronny émit un juron étouffé. Il ne pensait pas qu'il y en eût autant.

— Extraordinaire,

commenta-t-il. Mais nous aurions pu nous en douter. Les Jurans n'ont-ils pas sillonné l'espace durant, au bas mot, un million d'années ?

— Je t'arrête tout de suite,

dit Baker. Le Projet Veille, ainsi qu'ils l'ont nommé, a commencé il y a « seulement »

quinze mille ans, et il s'est interrompu voici vingt-cinq siècles.

— Pour quelle raison ?

— Les Magiciens l'ignorent,

et la Très Grande Base de Données ne semble contenir aucune information à ce sujet. De plus, s'il existe un plan d'ensemble, il n'en est fait mention nulle part, et les Jurans n'en ont pas soufflé mot à leurs héritiers. En fait, tout ce que j'ai pu obtenir, c'est cette liste des Veilleurs et des planètes où ils ont été déposés. Les intentions de leurs Concepteurs demeurent toujours aussi obscures.

— Nous finirons bien par les

découvrir un jour, dit Blade. Au fait, sais-tu pourquoi les Magiciens ne nous ont jamais parlé de ces « Veilleurs », puisque tel est leur nom ?

— Parce que l'occasion ne

s'en est jamais présentée, répondit William. Du moins, c'est ce que m'a dit Armand. Et puis, je crois qu'ils éprouvent une sorte de gêne vis-à-vis de tout ce projet. Tu vois, les derniers Jurans avaient chargé les Magiciens de faire une tournée d'inspection, afin de vérifier que les Veilleurs étaient toujours en place et qu'ils avaient bien accompli leur tâche, mais ils en ont été empêchés par l'agression dont ils ont été victimes de la part des vaisseaux-robots du Mastodonte[17].

Du coup, nos amis se sentent coupables même si ce n'est pas leur faute. Ils ont l'impression d'avoir failli à leur parole.

Ronny haussa les épaules.

— Ne t'inquiète pas, ils

parviendront à surmonter ce sentiment de culpabilité, puisqu'il est dénué de tout fondement, assura-t-il. Tu n'as rien appris d'autre ?

— C'est tout. Les Magiciens

continuent à explorer la Très Grande Base de Données, en espérant y découvrir d'autres éléments qui permettraient d'éclairer le projet global des Jürans. D'après Armand, il leur faudra peut-être des années avant de parvenir à quoi que ce soit mais il a promis que nous serions prévenus dès qu'ils auraient du nouveau.

— Dans ce cas, il ne te reste

plus qu'à rentrer avec la liste des Veilleurs, conclut Blade. De mon côté, je vais retourner sur Yegg-Sh'Tra avec Krasbaueur. Maintenant que nous avons la certitude que ce sont les Jürans qui ont amené Buundloha sur Joklun-N'Ghar, peut-être parviendrons-nous à obtenir de lui de nouvelles informations... Le transducteur télépathique fonctionne désormais à peu près correctement, cela ne devrait pas être trop difficile. Et puis, j'espère toujours obtenir du Grand Serpent du Temps l'emplacement de quelques sites archéologiques intéressants.

Baker acquiesça, l'air pensif.

— J'allais oublier. En

parcourant la liste des mondes où les Jürans ont déposé des Veilleurs, j'ai découvert un détail tout à fait amusant : voici vingt-quatre mille ans,

ils en ont largué un sur la quatrième planète de Rigel !

— Non ? fit Blade. Tu en

es sûr ?

— Sûr et certain, affirma

Baker. Et je me demande quelle tête vont faire les Rigeliens en apprenant que leur civilisation a subi l'influence d'un autre peuple, eux qui sont si fiers d'avoir évolué sans aide !

— A mon avis, ils ne vont pas

être très contents, émit Ronny avec un sourire.

Après avoir interrompu la

communication, il demeura un instant face à l'écran éteint, songeur.

— Vingt-cinq mille,

murmura-t-il. Vingt-cinq mille dieux chargés de veiller sur autant de peuples primitifs!...

Il n'en revenait pas ; un tel

chiffre lui donnait le vertige.

Pour quelle raison les Jürans

avaient-ils semé tant de créatures artificielles à travers la Galaxie ? Il ne parvenait pas à croire que ce fût par pur altruisme, même si, selon leurs héritiers, ces géants disparus étaient aussi désintéressés qu'il fût possible de l'imaginer. Ils avaient forcément un plan d'ensemble. Mais dans ce cas, pourquoi n'en avoir pas soufflé mot aux Magiciens ? Pourquoi leur avoir

simplement demandé d'effectuer une tournée d'inspection ?

Toutes ces questions demeuraient pour le moment sans réponse, mais Ronny Blade se jura qu'il n'en serait pas toujours ainsi. Il sentait confusément que l'énigme soulevée par l'existence des Veilleurs possédait une importance capitale, bien qu'il fût incapable

d'étayer cette impression sinon par ce chiffre colossal : vingt-cinq

mille...

II quitta son fauteuil et sortit de la cabine de transmission. Une fente dans le mur régurgita sa carte de

crédit, accompagnée d'une facture indiquant que la communication avec le Saute-Lumière lui avait coûté soixante-quinze oro-crédits. Il empocha le tout avec une grimace de

mécontentement ; il aurait mieux fait de passer son appel depuis le Maraudeur, plutôt que d'avoir recours aux services du centre de télécoms interstellaires de Nylghur. La prochaine fois...

Un sourire goguenard étira ses lèvres. Avait-il le temps de faire l'aller-retour jusqu'à l'énorme astro-cargo ?

Un coup d'œil à son chronographe universel, réglé sur le cycle nycthéméral de Joklun-N'Ghar, lui permit de constater qu'il avait deux bonnes heures locales devant lui, ce qui suffisait largement.

Sifflotant une chansonnette

guillerette, il se dirigea vers la sortie du bâtiment. Bien qu'il éprouvât beaucoup de sympathie pour les Rigeliens qu'il avait rencontrés[18], il avait toujours été quelque peu irrité par la suffisance qu'ils affichaient vis-à-vis des Terriens, qu'ils considéraient comme des barbares, malgré leur haut niveau de civilisation[19].

Leur rabattre le caquet n'aurait rien de désagréable, bien au contraire, et cela leur apprendrait peut-être la modestie, quoique Ronny Blade en doutât.

En arrivant chez Jodelle, Andy eut la surprise d'y trouver Tayakana, assis sur le divan, un verre de R'Toox-vodka à la main. Vêtu d'une combinaison flottante tout à fait décontractée, le

directeur de la C.N.C. feuilletait un recueil de reproductions de peintures rupestres n'ghariennes. Il se leva pour accueillir l'aventurier, un pli

soucieux barrant son front.

— Que faites-vous ici ?

lui demanda Sherwood.

— J'ai du nouveau, répondit

Tayakana d'une voix empreinte de gravité. Oreste Jagger, que j'ai envoyé sur l'île de Huxley afin d'inspecter votre villa et de relever toutes les

imperfections de celle-ci, m'a appelé en début d'après-midi. En étudiant le circuit d'alimentation en énergie, il était tombé sur un réseau de câbles dont il ne s'expliquait pas la fonction. Il faut dire qu'il avait en sa possession les véritables plans, et non ceux, falsifiés, qu'ont suivis les robots-maçons.

Intrigué, j'ai décidé de jeter un coup d'œil à ces derniers et ce que j'ai découvert m'a littéralement sidéré ! (Il porta son verre à ses lèvres et

le vida d'un seul trait.) Toutes les pièces de la villa ont été munies de

micro-émetteurs, sertis dans les murs, annonça-t-il, théâtral.

Andy se laissa tomber dans un

fauteuil, les jambes coupées. Jodelle, qui avait sans doute prévu sa réaction, lui mit dans les mains un whisky bien tassé, qu'il but sans respirer L'alcool lui empourpra les joues et fit monter des larmes à ses yeux, mais lorsque la brûlure initiale se dissipa, il se sentait plus détendu.

— Vous voulez dire que l'on

nous a espionnés durant tout notre séjour sur l'île ? interrogea-t-il. Et

qu'on avait prévu de le faire avant même la construction de la villa ?

— Cela me paraît évident,

répondit Tayakana. Jodelle, pourriez-vous lui expliquer ? Moi, je n'ai pas le courage. Cette histoire m'a sapé le moral. Vous comprenez, c'est la première fois qu'on se sert de moi pour porter préjudice à mes employeurs, ajouta-t-il à l'intention d'Andy.

La jeune femme s'assit sur

l'accoudoir du divan, les jambes croisées. Sa robe translucide ne cachait pas grand-chose de sa plastique admirable, mais Sherwood était trop troublé pour apprécier cette vision qui l'eût enchanté en d'autres circonstances.

— Quand M. Tayakana m'a

révélé ce qu'il venait de découvrir, dit-elle, j'ai eu l'idée de lancer un petit programme très astucieux, mis au point par un ingénieux système

cybunkerpien, qui permet de retrouver la trace de toutes les interventions effectuées au cours des derniers mois... Grâce à lui, j'ai réussi à

reconstituer ce qui s'est passé exactement. Le 17 juin 2388, soit moins d'une semaine avant que nous ne passions commande des matériaux nécessaires,

quelqu'un s'est introduit dans le micro-réseau de la C.N.C. par l'intermédiaire de notre connexion avec Joklunnet. Et ce quelqu'un a modifié les plans de la villa, y ajoutant les micros-espions et leur système d'alimentation. Il s'y est toutefois pris si maladroitement qu'un duplicata des plans en question a été établi par la machine, une copie sur laquelle pour des raisons inconnues, mais vraisemblablement liées à des bugs dans le logiciel employé par notre mystérieux pirate la plupart des cotes avaient été subtilement modifiées...

— Les malfaçons avaient donc

une origine accidentelle ? demanda Andy. Ça me rappelle quelque chose...

— Peut-être la panne de Joklunnet ? suggéra Tayakana.

Sherwood fit claquer son poing droit dans la paume de son autre main.

— Oui, c'est ça !

s'exclama-t-il. Kline m'a dit que, d'après Van Helsing, le Ministre des

Colonies, l'interruption du fonctionnement du Réseau planétaire n'était pas voulue, qu'il s'agissait d'une conséquence, non prévue par le pirate, de l'intrusion de celui-ci !

— Troublante coïncidence,

commenta Tayakana. Vous croyez que l'individu qui a falsifié les plans de la villa et celui qui a provoqué la panne générale ne seraient en fait qu'une seule et même personne ?

— Je n'en jurerais pas, mais

ça y ressemble, grommela Andy. Maintenant, j'aimerais bien comprendre quel peut bien être le rapport entre ces deux affaires. A priori, seul un concurrent de la B and B Co aurait intérêt à en espionner les têtes pensantes, non ?

Or, tout indique que c'est quelqu'un de la C.H.R.O.M.E. qui a mis le Réseau en panne. Je ne vois pas en quoi une société d'édition musicale aurait pu être intéressée par nos conversations privées !

— A moins que la C.H.R.O.M.E.

ne soit qu'une couverture, intervint Jodelle.

Andy se demanda pourquoi il n'y avait pas pensé lui-même. Il avait pourtant en main tous les éléments

nécessaires. Kline ne lui avait-il pas dit que des forces invisibles étaient à l'œuvre, qui désiraient s'emparer des fabuleuses richesses de Joklun-N'Ghar ?

— Si c'en est une, pourquoi

doit-elle déposer son bilan demain ? interrogea l'aventurier, perplexe.

— Faillite ? s'enquit

Tayakana.

— Cessation d'activité après

deux années d'exploitation, en vertu de je ne sais plus quelle fichue loi, répondit Andy. Ses comptes ont été vérifiés par la Commission d'Expansion du Commerce Interstellaire, et son dossier accepté. Demain soir, la C.H.R.O.M.E.

n'existera plus. Quelqu'un peut-il me dire à quoi ça rime ? (Nul ne pipant mot, il reprit :) C'est d'autant plus bizarre que, lorsque Kline s'est

rendu à son siège social, personne n'a fait la moindre allusion à ce dépôt de bilan. Le type à qui il a eu affaire, l'un des fondateurs de la boîte en

question, lui a même annoncé qu'ils venaient de lancer une nouvelle gamme de produits ! Ça se fait, de fermer boutique juste après avoir mis des

nouveautés sur le marché ?

— C'est arrivé, dit Tayakana,

mais uniquement en cas de faillite déclarée par un tribunal, qui nomme alors un syndic de liquidation. Mais cela ne s'est jamais produit à ma connaissance, du moins dans le cadre de l'application de la loi 41-813. Je me demande même

si cela ne constituerait pas une manœuvre frauduleuse. La Chambre de Commerce est fermée, à cette heure, mais je peux me renseigner dès demain matin, si vous le désirez...

— Ne vous gênez pas,

l'encouragea Andy. Tout ce qui peut me permettre de tirer au clair cette

histoire sera le bienvenu... (Il se tourna vers Jodelle qui réfléchissait, les yeux au sol.) Toi qui t'y connais en informatique, crois-tu qu'il serait possible de remonter jusqu'à l'ordinateur à partir duquel on a opéré pour falsifier les plans de la villa ?

La jeune femme secoua la tête.

— C'est bien trop ancien,

dit-elle. Que je sois parvenue à reconstituer ce qui s'est passé relève déjà quasiment du miracle. Par contre, si lu avais une idée au sujet de la machine employée, on pourrait peut-être essayer d'y pénétrer, pour jeter un coup d'œil à ses fichiers... Je n'ai rien d'un hacker, mais je sais « bricoler » et il m'est déjà arrivé d'aller

chercher des renseignements dont j'avais besoin dans des systèmes auxquels je n'avais pas le droit d'accéder. Tout le monde fait ça, il suffit que

l'ordinateur soit relié au Réseau planétaire par un modem. Le tout consiste à ne pas se faire prendre.

— Sans vouloir te vexer, dit

Sherwood, je préfère demander à quelqu'un d'autre de s'en charger quelqu'un qui a l'habitude de ce genre de manipulation.

Jodelle sourit.

— Je ne me sens pas vexée,

murmura-t-elle. Je te l'ai proposé pour te rendre service, parce que je pensais que tu n'avais personne d'autre sous la main, mais si tu connais quelqu'un de plus qualifié, il vaut mieux que tu fasses appel à lui. Ce sera plus sûr pour tout le monde.

Sherwood ne répondit pas. Un

détail qui ne l'avait pas frappé lorsqu'il était allé voir Kline à l'hôpital venait de lui revenir subitement en mémoire. En temps ordinaire, quand

quelqu'un a été blessé lors d'une tentative de meurtre et qu'on n'a pas

identifié son agresseur, on poste un garde devant sa chambre pour éviter que l'assassin n'achève ce qu'il a commencé. Or, il n'y avait personne pour veiller à la sécurité de l'inspecteur sinon le personnel hospitalier, qui n'était

certes pas préparé à affronter un individu armé et décidé !

Il devait tirer Kline de ce qui risquait de devenir un piège mortel. Mais auparavant, il lui fallait appeler Kaxang. Il était tout aussi urgent que Jaweel aille faire un tour dans le

système informatique de la C.H.R.O.M.E. Andy était prêt à parier jusqu'à sa chemise que l'enfant y découvrirait des choses passionnantes.

Et puis, l'un des N'Ghariens

aurait peut-être une idée pour faire sortir Kline de l'hôpital...

L'inspecteur Theodore Kline

flottait au sein de la brume cotonneuse créée par le cocktail d'analgésiques et de tranquillisants qu'on lui administrait. Ce n'était pas une sensation

désagréable, mais il souffrait de ne pas parvenir à mettre deux idées bout à bout, alors qu'il éprouvait un besoin urgent de réfléchir.

Il essayait, pour la dixième fois peut-être, de récapituler tout ce qu'il avait pu apprendre au cours de cette journée qui s'était achevée si tragiquement, quand la porte de sa chambre

s'ouvrit. Deux hommes entrèrent, vêtus de la combinaison blanc et jaune des brancardiers. Une infirmière que Kline n'avait pas encore vue les accompagnait.

— Le voilà, dit-elle. Je ne

saurais trop vous recommander de faire très attention en le manipulant. Le carcan magnétique qu'on lui a posé ne le protège pas complètement des

mouvements trop brusques, et je vous rappelle qu'il a eu la colonne vertébrale tranchée. (Elle mit les poings sur les hanches.) Je ne comprends vraiment pas qu'on ait pu autoriser son transfert. Ce genre de cas est habituellement

considéré comme intransportable.

— Je peux rien vous dire,

ma'ame, marmonna le plus grand des brancardiers. On n'est au courant de rien.

On a juste reçu le papier et la carte que je vous ai donnés. Ils sont en règle, non ?

L'infirmière acquiesça, mais

l'expression de son visage montrait à l'évidence sa désapprobation.

Les brancardiers vinrent se placer de part et d'autre du lit de Kline et entreprirent de fixer de minuscules

boîtiers noirs à ses poignets, ses chevilles et sa nuque. Puis, avec d'infinies précautions, ils glissèrent sous ses reins une large ceinture, qu'ils

bouclèrent sur son ventre. Générateurs agravitiques, songea l'inspecteur.

C'était la méthode employée en temps ordinaire pour déplacer ceux qui, comme lui, avaient été gravement blessés à la colonne vertébrale.

Pendant que les deux hommes

s'affairaient, il se demanda qui ils étaient réellement. Leurs gestes étaient calmes et précis ; il en conclut donc qu'il s'agissait de véritables

professionnels. Mais pour le compte de qui agissaient-ils ? Kline ne

voyait aucune raison valable pour qu'on le transférât ainsi au milieu de la nuit. L'hôpital central de Nylghur était le mieux équipé de la planète et même s'il était tout à fait possible de le soigner et de le guérir ailleurs, puisque la technique de régénération de la moelle épinière ne nécessitait pas

d'équipement lourd, il avait la certitude qu'aucun médecin n'aurait autorisé qu'on le déplace avant que le cordon médullaire n'eût commencé à repousser.

— Vous ne m'avez pas dit où

vous l'emmenez, reprit l'infirmière. J'ai besoin de le savoir, pour qu'on

puisse l'indiquer aux personnes éventuelles qui voudraient lui rendre visite.

— L'adresse est codée sur la

carte magnétique, répondit le plus petit des brancardiers en mettant sous

tension les générateurs agravitiques.

Kline se mit aussitôt à flotter à quelques millimètres au-dessus du matelas. Malgré l'inquiétude qui montait en lui, il se prit à savourer cette impression de ne plus avoir de poids. Il avait toujours apprécié l'apesanteur et les sensations grisantes qu'elle procurait.

— Mais vous devez bien la

connaître ? insista l'infirmière.

— Je ne l'ai pas sur moi,

répondit le grand brancardier. Elle est restée dans l'ambulance. Si vous nous y accompagnez, je vous la donnerai.

— Vous croyez que je n'ai que

ça à faire ? s'exclama la jeune femme. Je suis seule pour un service qui accueille quarante malades, dont certains dans un état grave. Tant pis, je consulterai votre fichue carte.

Le petit brancardier sortit un instant de la chambre pour revenir avec une civière-cocon dégravitée, qu'il installa parallèlement au lit de F inspecteur. Puis, avec des gestes infiniment précautionneux, les deux hommes amenèrent celui-ci au-dessus du brancard.

Lorsqu'il fut en position, l'un d'eux déclencha le gonflement du cocon, qui enveloppa en quelques secondes le corps inerte de Kline, ne laissant libre que son visage. Alors seulement, l'autre brancardier coupa les générateurs

agravitiques. Son poids retrouvé, le blessé éprouva une brève mais fulgurante pointe de feu au creux des reins. II voulut crier pour exprimer sa souffrance, mais ne parvint qu'à émettre un vague borborygme liquide.

— Vous feriez mieux de

l'endormir, suggéra l'infirmière. Même la civière-cocon et le carcan magnétique n'empêchent pas les micro-mouvements. Et, dans son état, le moindre déplacement provoque des douleurs insoutenables.

— Parce que vous croyez qu'il

est conscient ? répliqua le grand brancardier, visiblement mécontent de

l'intervention de la jeune femme.

— Ses yeux sont ouverts et

expressifs, répondit celle-ci. II voit et il entend tout ce que nous disons.

— Alors, vous avez raison,

mieux vaut l'endormir, conclut son interlocuteur avec un inquiétant sourire.

L'infirmière s'éclipsa un instant et revint avec un injecteur. Ecartant les plis gonflés de la civière-cocon, elle appliqua l'extrémité de l'ustensile sur la main de l'inspecteur. Celui-ci éprouva une brève sensation de froid tandis que le liquide pénétrait sous sa peau. Puis, très vite, il sombra dans l'inconscience, persuadé qu'il était victime d'un enlèvement, que ces hommes avaient été envoyés par ceux qui

voulaient sa mort et qu'il ne se réveillerait plus jamais...

Jaweel était aux anges d'avoir à sa disposition ce qu'il appelait un « véritable ordinateur ». La

machine dont il se servait en temps ordinaire n'était en effet qu'un jouet en comparaison du mini-réseau interne de la C.N.C., composé d'une douzaine

d'unités centrales et près de trente disques durs, dont la capacité oscillait entre deux cents et mille giga-octets[20].

Comme l'enfant l'expliqua à Andy, il existait plusieurs façons de se déplacer à l'intérieur des architectures logicielles et des agrégats de données qui constituaient le cybespace. La

plupart des utilisateurs préféraient employer la bonne vieille méthode qui avait prévalu dès l'invention de l'ordinateur la traditionnelle combinaison clavier-écran, avec recours à la souris, au track-ball ou au data glove, tandis que programmeurs et hackers privilégiaient plutôt l'immersion dans l'infosphère, à l'aide de lunettes

virtuelles, voire d'une connexion cérébrale directe par l'intermédiaire d'une neurofiche.

— Pour moi, c'est du

charabia, dit Sherwood en secouant la tête.

— Alors, je vais te montrer,

décida Jaweel.

Il lui tendit une paire d'épaisses lunettes et en chaussa une lui-même. Tout d'abord, l'aventurier se retrouva plongé dans les ténèbres. Puis, du fond de cette obscurité, naquirent des

images, qui ne tardèrent pas à s'organiser en un « paysage » glacé,

dont les surfaces et volumes géométriques s'étendaient, semblait-il, jusqu'à l'infini.

— Pour le moment, nous

n'avons pas quitté le réseau local de la C.N.C., expliqua l'enfant. Les hautes tours grises que tu vois dans le lointain sont la représentation virtuelle des différentes bases de données de la compagnie, et les structures colorées aux formes étranges correspondent aux logiciels qui gèrent le système. Maintenant, nous allons quitter cet espace pour entrer à l’intérieur de Joklunnet...

Ce qui ressemblait à une route de briques de métal jaune apparut sur la droite. Andy et Jaweel la suivirent

durant quelques instants, sans accorder d'importance à ses multiples

embranchements, qui tous paraissaient conduire à des architectures virtuelles voisines de celle qu'ils venaient de quitter.

Puis, soudain, ils se retrouvèrent au cœur même du Réseau planétaire, dans un univers chatoyant, rutilant de

couleurs acides. Sherwood n'avait pas de mots pour décrire ce qu'il percevait à présent. Cela ressemblait à un tableau abstrait ponctué de jaillissements

lumineux. Un Coucher de soleil sur

l'Adriatique[21] en trois dimensions, dont le créateur n'était pas un équidé devant le nez

duquel on agitait un bouquet de carottes, mais un ensemble de programmes d'une complexité à donner le tournis.

— Bon, dit Jaweel.

Maintenant, il faut trouver la connexion qui relie les ordinateurs de la

C.H.R.O.M.E. au Réseau.

Andy se fit la réflexion que cette voix d'enfant jaillissant de nulle part était peut-être la chose la plus

surprenante dans ce monde purement visuel, où les flux de données évoluaient dans un silence total. Il savait que les lunettes virtuelles comportaient deux minuscules haut-parleurs, capables de fournir un équivalent sonore des

trilliards d'opérations/seconde qui se déroulaient autour d'eux, mais Jaweel n'avait visiblement pas cru utile de les mettre en circuit.

— Je crois que j'ai trouvé,

reprit le frère cadet de Kaxang.

Ils empruntèrent sur une roule tout aussi jaune et luisante que celle grâce à laquelle ils avaient quitté le réseau local de la C.N.C. Andy, qui ne ressentait aucune impression de

mouvement, en dépit de la « vitesse » proprement hallucinante de leur

déplacement, avait la sensation troublante que c'était le paysage virtuel qui se mouvait autour d'eux, et non l'inverse.

Soudain, il y eut un mur devant eux. Une paroi verticale qui obstruait l'horizon, noire, impénétrable. A sa surface couraient de gros insectes flous, dont les corps argentés étaient

hérissés d'appendices aux fonctions impossibles à identifier.

— C'est là que ça devient

délicat, dit l'enfant. Il va falloir franchir le Rempart sans nous faire

coincer par les Protections. Tu vois cet orifice à la forme compliquée, en face de nous ? C'est le bus d'accès du réseau local de la C.H.R.O.M.E. Seuls

les trains d'octets possédant la configuration correcte peuvent y passer.

— Et je suppose que, bien

entendu, nous n'avons pas la « configuration correcte » ?

— Gagné, répondit l'enfant. Il nous reste donc deux solutions : modifier notre aspect, afin de leurrer le filtre du bus d'accès, ou trouver une autre entrée.

— Tu crois qu'il en existe

une ?

— Bien sûr. Sinon les Protections ces grosses bestioles luisantes qui courent sur le mur n'auraient aucune raison d'être. Tiens ! Qu'est-ce que je disais ?

Une autre ouverture se dessinait dans le Rempart, orifice de section carrée autour duquel grouillaient des

centaines d'« insectes » affairés. Ils s'en approchèrent lentement.

Andy ne put s'empêcher de frémir à la vue des pinces dentelées qui terminaient les appendices des gardiens du système.

— Je vais les attirer

ailleurs, annonça Jaweel. Facile : c'est une de mes spécialités. Regarde

bien ; tu n'auras pas souvent l'occasion de voir ça !

Une bulle de lumière cuivrée

naquit du néant, puis éclata soudain en un nuage de petites créatures vivaces qui s'abattirent en pluie sur le Rempart. A peine touchaient-elles la surface noire qu'elles commençaient à la grignoter à l'aide de leurs monstrueuses mandibules.

Mais Andy savait qu'elles n'auraient jamais le temps de percer le moindre trou dans ce mur de ténèbres.

Effectivement, les Protections réagirent instantanément et se précipitèrent sur les intrus, faisant claquer leurs pinces et dardant leurs aiguillons acérés. Leurs proies étaient si

nombreuses qu'elles durent abandonner l'ouverture qu'elles gardaient jusque là.

En termes d'informatique, songea Sherwood, cela devait signifier que la

capacité du programme était insuffisante face à une attaque massive comme celle que venait de lancer Jaweel.

Ils s'engouffrèrent dans l'orifice à section carrée et se retrouvèrent aussitôt dans un nouvel espace virtuel, qui ressemblait fort à celui duquel ils étaient partis, à cette différence près que les tours de données y étaient plus nombreuses et les architectures logicielles plus complexes.

— Il faut faire très vite,

souffla l'enfant. Notre intrusion a certainement été repérée, et si les

Protections de surface ne sont pas conçues pour pénétrer à l'intérieur du réseau local où elles risqueraient de provoquer des dégâts irréparables, le système doit forcément comporter des programmes chasseurs. Tu me laisses faire et tout se passera bien.

— Je ne vois pas comment je

pourrais agir, répondit Andy, à qui ces décors insensés commençaient à donner ma) au crâne.

Jaweel eut tôt fait de repérer les informations qu'ils étaient venus chercher. Sa silhouette virtuelle volait de bloc de données en bloc de données, grappillant des milliers d'octets avec une aisance qui témoignait d'une longue habitude de ce genre d'activité.

— Je crois que j'ai tout,

annonça-t-il au bout d'un laps de temps qui ne devait pas excéder quelques dizaines de secondes. Il est temps, regarde ce qui nous arrive !

Une forme noire, immense, qui

ressemblait à une araignée d'une taille démesurée, se ruait vers eux, agitant ses pattes en trop grand nombre. Jaweel projeta dans sa direction des doubles fantômes d'Andy et de lui-même. Le programme chasseur s'en empara et entreprit de les broyer dans ses pinces crénelées. Lorsqu'il se rendit compte qu'il

s'était laissé abuser, il était trop tard l'homme et l'enfant avaient déjà quitté le réseau local de la C.H.R.O.M.E., employant cette fois-ci le bus

d'accès, qui n'exerçait aucun contrôle lors de la sortie.

Ils parcoururent à toute allure le chemin qu'ils avaient suivi à l'aller, mais l'araignée géante aux angles trop vifs les avait pris en chasse. Jaweel dut lâcher des bombes logicielles, qui altérèrent un moment les routes d'or luisant, brouillant suffisamment leur piste pour que leur poursuivant perde leur trace. La dernière vision qu'Andy eut du cybespace fut celle d'une immense forme noire qui commençait à s'attaquer à tout ce qui passait à sa portée, puis quelqu'un lui arracha les lunettes et il réintégra non sans peine la réalité.

Le visage radieux de Jaweel

apparut dans son champ de vision. Les yeux étirés vers les tempes du petit frère de Kaxang pétillaient de malice et d'une joie enfantine.

— Alors, ça t'a plu ?

interrogea-t-il.

Sherwood passa une main moite sur son visage couvert de sueur. Il avait rarement éprouvé une telle peur. Même la chute du Maraudeur vers l'horizon événementiel d'un trou noir[22] était une véritable partie de plaisir en comparaison de ce qu'il venait de

vivre. Ces images virtuelles, en dépit de leur aspect trop lisse, trop « abstrait », possédaient un étrange pouvoir d'évocation.

— Pas trop, reconnut-il.

Dis-moi, Jaweel, que se serait-il passé si le programme chasseur nous avait rejoints ?

L'enfant haussa les épaules,

évasif.

— Si nous avions été

enfichés, nous aurions eu sans aucun doute le cerveau grillé, dit-il avec

indifférence. C'est le sort des hackers qui prennent trop de risques. Avec juste des lunettes virtuelles... Eh bien, on ne sait jamais. Tout dépend de la nature exacte du programme en question.

Certains sont devenus aveugles, d'autres complètement dingues...

Andy frissonna, bien qu'il eût du mal à imaginer que le port de lunettes même virtuelles pût détériorer la santé mentale de qui que ce fût. Il s'apprêtait à demander à Jaweel comment cela était possible, lorsque le carillon de l'entrée principale résonna dans tout le bâtiment.

Jodelle, qui était assise à côté de la baie vitrée, colla le front contre celle-ci et annonça d'une voix joyeuse : — Je vois une ambulance.

Notre « colis » est arrivé. Et si j'en juge par l'attitude

décontractée du brancardier qui vient de sonner à la porte, tout a dû se passer pour le mieux.

— Je descends ouvrir, annonça

Tayakana avant de s'éclipser.

Sherwood, soulagé, posa la main sur l'épaule de Jaweel.

— Mon garçon, dit-il, je

tiens à te féliciter. Maintenant que j'ai vu, de mes yeux vu, comment ça se passe à l'intérieur de ce fichu Réseau, je ne peux que te tirer mon chapeau.

Sans toi, nous n'aurions jamais réussi à obtenir la fausse autorisation de transfert de Théo. Mine de rien, tu lui as sauvé la vie !

L'enfant eut un sourire plein de modestie.

— En comparaison de ce qu'on

vient de faire, c'était vraiment facile, assura-t-il. Juste un nom à ajouter dans une liste. Du gâteau. (Il fronça les sourcils.) Bon, maintenant, il faut étudier ce qu'on a récolté dans le réseau de la C.H.R.O.M.E. Gomme ça risque de prendre toute la nuit même avec l'aide de Jodelle , on va s'y mettre tout de suite. Pas d'objection, frérot ?

Kaxang, qui manipulait

machinalement un casse-tête cybunkerpien, secoua la tête. De toute évidence, il avait depuis longtemps renoncé à interdire quoi que ce fût à son frère cadet.

Parce que celui-ci était assez mature, malgré son jeune âge, pour se montrer raisonnable et responsable ? Ou bien parce qu'il savait que cela ne

servait à rien de faire la morale au petit génie de l'informatique ?

Andy sourit. On n'envoie pas se coucher quelqu'un qui vient de sauver la vie d'un homme.

Le soir tombait sur la Cuvette de Shiil-Sh'Tar lorsque Ronny Blade y posa la Maraude-1 dans un jaillissement de sable.

Quand Krasbaueur et lui étaient partis de Nylghur, trois heures plus tôt, il y faisait nuit noire. Après avoir passé un appel hyperspatial depuis le Maraudeur, le businessman avait visiphoné au vieux savant à l’Hôtel du bout des mondes, puis essayé en vain de joindre Andy Sherwood. Renonçant à dénicher celui-ci, il avait, dès l'arrivée du professeur, pris la décision de décoller à bord d'une des navette cybunkerpiennes de l’astro-cargo

Les deux hommes quittèrent la Maraude-1 pour se diriger vers la façade ouvragée du Grand Temple du Serpent, qui se dressait à cinq cents mètres de là dans l'ombre de la mesa. Arrivé à mi-chemin, la vue d'une petite bande de dinosauriens évoquant des autruches plumées rappela au businessman qu'il avait oublié de prendre son paralysateur. Il hésita un instant à retourner à la

navette, mais les créatures reptiliennes s'éloignèrent et il y renonça.

— Vous croyez vraiment que

vous parviendrez à obtenir de nouvelles informations de Buundloha ?

interrogea le professeur alors qu'ils s'engageaient sous le porche titanesque.

Il portait une chemise à jabot noire, un gilet de soie également noir et une redingote djÿzaxxane

délicieusement rétro. Il aurait presque paru élégant s'il n'avait pas opté en s'habillant ce matin-là pour un pantalon de jogging jaune canari qui

disparaissait dans des bottes de cuir lui arrivant à mi-mollet. Avec ses

lunettes rondes et sa touffe de cheveux ébouriffés, il ressemblait à un étrange mélange de savant fou et de clown. Plutôt à un clown, d'ailleurs ; il ne

lui manquait qu'un faux nez rouge et des « péniches » de

quatre-vingts centimètres de long, estima Blade avec un sourire avant de

répondre :

— Je le pense, oui.

Maintenant, j'ai des questions précises à lui poser sur le rôle exact que les Jürans lui ont demandé de jouer. Je sais ce que je cherche.

— Et que cherchez-vous ?

Ronny réfléchit un instant.

Krasbaueur et lui avaient suffisamment discuté de la chose pour que le

professeur n'eût pas besoin de lui poser cette question. Puis il réalisa que, jusqu'à l'appel de Will, leur but avait consisté à vérifier que les Jürans et les Concepteurs ne constituaient bien qu'un seul et même peuple.

— Le plan d'ensemble,

répondit-il enfin quand ils arrivèrent au fond de la première salle. Je

voudrais savoir pourquoi les Jürans ont consacré tant d'énergie à semer vingt-cinq mille Veilleurs à travers la moitié de la Galaxie !

— Vous croyez que la volonté

d'aider des peuplades primitives à progresser sans trop de heurts sur la voie du progrès et de la civilisation n'est pas suffisante pour l'expliquer ?

demanda Krasbaueur. C'est à droite, ou à gauche ? reprit-il en désignant

l'embranchement qui s'ouvrait devant eux.

— A gauche, assura Blade.

C'est marqué, vous voyez ? La petite tache fluorescente. (Ils s'engagèrent dans la galerie en question.) Pour répondre à votre question, j'ai la

conviction que l'œuvre entreprise par les Jürans dépasse le simple altruisme.

Voyez les Maîtres de la Galaxie[23] ! Depuis des dizaines de milliers d'années, leurs agents influent sur

l'évolution d'innombrables populations bien moins évoluées... Ils sont même venus sur la Terre de nombreuses fois, et notamment durant les temps bibliques.

Ils nous ont à plusieurs reprises protégés contre les visées colonialistes d'autres extraterrestres moins « altruistes ». Leurs actes n'étaient

pas gratuits ; en retour, ils attendaient quelque chose de nous que nous devenions une puissance fédératrice et civilisatrice dans notre secteur spatial. Les Galactiques ne peuvent en effet contrôler réellement que le cœur de la Voie lactée. Ils ont donc besoin que dans les régions périphériques de la Galaxie, se développent des civilisations pacifiques capables de jouer un rôle identique au nôtre.

— Je trouve pour ma part que nous sommes sur la bonne voie, déclara le vieux professeur. L'évolution de la

Confédération, depuis que vous avez, avec vos amis, découvert l'existence des Maîtres de la Galaxie, est incontestablement positive. Un projet comme

l'expérience X'Uerd n'aurait pu être, ne fût-ce qu'imaginé voici dix ans !

— Le coup d'Etat militaire de

2380 porte lui aussi une part de responsabilité dans les changements qui

bouleversent notre société, dit Blade. Il a fait réfléchir beaucoup de gens quant à la nature du pouvoir et aux dangers qui pouvaient menacer la

démocratie. Si ce genre de choses se reproduit, ce ne seront pas seulement quelques poignées de Terriens, parfois aidés d'indigènes, qui s'y opposeront, mais l'ensemble de races aujourd'hui intégrées dans notre confédération !

Liberté et civilisation sont nos biens communs, à tous, quelles que soient notre origine et notre apparence. A nous de les défendre et le meilleur moyen de le faire consiste à être unis, en dépit de nos différences de croyances ou de morphologie.

« Toutefois, nous devons être

prudents. Très prudents. Même l'Hyperconfédération galactique n'est pas à

l'abri de remous sociaux ou politiques. Vous savez comme moi qu'à l'heure

actuelle, une terrible guerre civile la déchire. J'ai la certitude que nos amis galactiques parviendront finalement à se réconcilier mais à quel prix ? Et au bout de combien de temps ? En attendant, nous sommes livrés à

nous-mêmes. Notez que ce n'est pas un mal, bien au contraire. Même s'il

subsiste des espions galactiques au sein de la confédération, leur pouvoir est fortement diminué par le fait qu'ils n'ont plus, pour le moment, de bases

arrière. Vous allez peut-être trouver cela bizarre, mais je crois que

l'Humanité et ses partenaires doivent saisir cette chance pour choisir leur destin. C'est au cours des vingt ou trente prochaines années que se jouera notre avenir !

« Les Maîtres de la Galaxie

veulent que nous devenions un élément fédérateur ? Eh bien, c'est ce que

nous allons faire, et je suis prêt à engager toutes les ressources de la B and B Co. pour y parvenir !

Krasbaueur s'immobilisa, les yeux écarquillés. .

— Je

ne vous connaissais pas sous cet angle, dit-il, une nuance d'admiration dans la voix. Vous feriez vraiment ça ?

— Evidemment. Parce que le

plan des Galactiques comporte des failles.

— A quoi faites-vous allusion ?

— Je pense aux Rigeliens,

répondit Ronny en se remettant en marche. La portion d'espace que les Maîtres de la Galaxie nous ont accordée pour nous développer englobe en effet leur monde natal et la plupart des planètes que protègent leurs « super-flics ».

Pourquoi les Galactiques n'ont-ils pas tenu compte d'une civilisation aussi avancée que celle de Rigel IV lorsqu'ils ont divisé la Voie lactée en zones d'influence ? Je n'ai cessé de me poser cette question depuis que la Terre a signé la Charte. Et il a fallu que ce soit à plus de quarante mille années-lumière d'ici que j'en découvre la réponse ! Vous désirez la connaître, professeur ?

— J'en brûle d'envie,

acquiesça-t-il.

— Jusqu'au début de cette

année, le Suprême Conseil qui gouverne l'Hyperconfédération ignorait l'existence des Rigeliens.

Le vieil homme émit un gémissement étouffé.

— Comment est-ce possible ?

Je veux bien admettre que les Galactiques aient pu passer à côté de certains systèmes lorsqu'ils ont exploré notre secteur spatial, mais je ne peux croire qu'ils aient négligé de visiter celui d'une étoile aussi brillante que Rigel !

— Je pensais comme vous

jusqu'à cet après-midi, dit Ronny. Mais ce que William m'a appris a

radicalement changé ma vision des choses... Car les Jürans, voyez-vous, ont déposé il y a fort longtemps un Veilleur sur la quatrième planète de Rigel, et je me demande si cette divinité synthétique ne posséderait pas des pouvoirs parapsychiques suffisants pour tenir les visiteurs non désirés à l'écart du système qu'elle a reçu pour mission de protéger.

— Ce n'est pas le cas de

Buundloha, ni celui de Mazwoxs, objecta le professeur.

— Qui, eux-mêmes, diffèrent

profondément l'un de l'autre, compléta le businessman. Je serais prêt à parier qu'il n'y a pas deux Veilleurs identiques, que ce soit sur le plan physique ou sur celui de l'esprit. Chacun d'eux a été conçu pour répondre à des besoins spécifiques, déterminés par la nature du peuple dont il est le dieu et par la nécessité de son insertion dans un plan d'ensemble à la destination

mystérieuse...

« Les Jürans ont donné un

Veilleur aux Rigeliens. Puis ces derniers, arrivés à un niveau de civilisation avancée, se sont mis à jouer les policiers interstellaires. Pendant ce temps, les Galactiques ont aidé les Terriens, pour finalement leur concéder une zone d'expansion recoupant et peut-être même englobant celle de Rigel. Or, si les Lactéens ignoraient l'existence de la civilisation rigelienne, les Jürans

connaissaient celle de la Terre, puisque c'est sur ce monde qu'ils sont allés chercher leurs héritiers... Cela fait trop de coïncidences.

— Et quelle conclusion en

tirez-vous ?

— Aucune tant que je n'aurai

pas une idée du plan d'ensemble des Jürans. Ces derniers savaient-ils à quel jeu jouent les Galactiques ? Et, si oui, avaient-ils l'intention de

s'opposer leur influence ou, au contraire, de les aider en secret à réaliser leur grand projet civilisateur ? Et, dans ce dernier cas, pourquoi

sont-ils restés dans l'ombre ?

Ils avaient atteint l'immense

caverne où vivait en temps ordinaire le Grand Serpent du Temps, mais il n'y avait aucune trace de celui-ci. Ronny tira de sa poche le sifflet silencieux et souffla dedans à plusieurs reprises, sans résultat. Buundloha ne se montrait toujours pas.

— Allez préparer votre

transducteur, conseilla-t-il au professeur. Il a dû aller faire un tour dans les galeries inexplorées ; d'après les sondages, elles s'étendent sous la

cuvette jusqu'à soixante kilomètres du temple.

— Ne vous fatiguez pas,

professeur ! tonna derrière eux une voix goguenarde. Buundloha n'est plus

ici. Et votre transducteur non plus, d'ailleurs. Je me suis permis de vous l'emprunter.

Les deux hommes se retournèrent vivement. A une dizaine de mètres d'eux se tenait un homme entre trente et quarante ans, aux cheveux bruns bien peignés. Son visage avenant contrastait avec les faces mal rasées et patibulaires des sept ou huit brutes armées

jusqu'aux dents qui l'entouraient.

— Permettez-moi de me

présenter, reprit celui qui paraissait le chef de la petite bande. Mon nom est Damon Edge et vous êtes mes prisonniers.

 

CHAPITRE VIII

Le soleil se levait derrière les lignes arrondies des collines, à Test de Nylghur, lorsque Jaweel annonça qu'il avait fini d'éplucher les données recueillies durant sa brève incursion dans le cybespace en compagnie d'Andy Sherwood. Jodelle, qui somnolait sur un divan, leva la tête d'un air las et jeta un coup d'œil à l'enfant exténué qui luttait désespérément contre le sommeil.

— Alors, qu'est-ce que ça

donne ? demanda Kline.

Il reposait dans un lit d'hôpital robotisé, qu'avait loué Tayakana sous un nom d'emprunt. Trois perfusions

coulaient goutte à goutte dans ses veines et tout le bas de son corps était pris dans un carcan orthopédique qu'avait posé dans le courant de la nuit un médecin n'gharien, ami de Kaxang.

— Ça donne le programmeur le

plus désastreux de l'histoire de l'informatique en train d'essayer de piéger un réseau ultra-moderne, doté des derniers perfectionnements logiciels en matière de sécurité, répondit Jaweel en s'asseyant sur un bureau, les jambes pendantes.

Bon, je vous passe le détail, hein ? J'ai trop sommeil... (Il se frotta

les yeux, puis reprit :) J'ai pu retracer toute l'histoire de la

C.H.R.O.M.E. Les deux histoires, en fait, puisque cette boîte est schizophrène.

— Tu connais ce mot-là, toi ?

s'étonna Andy.

Jaweel ne releva pas

l'interruption et poursuivit avec le plus grand sérieux, se tournant vers

l'inspecteur :

— Vous aviez raison, monsieur

Kline : la création de sons et de programmes n'est qu'un paravent un alibi pour posséder une grosse quantité de matériel informatique destiné à d'autres usages. Apparemment, le logiciel pirate qui a déclenché la panne de Joklunnet n'était pas un coup d'essai : la C.H.R.O.M.E. pompe depuis sa fondation des flux de données dans le réseau.

Mais leur programmeur est tellement minable que ça ne marche jamais comme il le voudrait.

— Par quelles données

semblent-ils intéressés ? interrogea Kline.

— Essentiellement

financières, dit Jaweel avant de se fendre d'un bâillement. En fait, je crois que je sais ce qu'ils ont l'intention de faire...

Jodelle tressaillit. Malgré son état d'épuisement, l'enfant avait su ménager le suspense. Plus la jeune femme fréquentait les N'Ghariens, et plus elle était fascinée par leur diversité. A son arrivée sur Joklun-N'Ghar, elle avait tendance à les considérer comme les représentants d'une ethnie certes un peu bizarre, mais surtout unitaire. Elle n'avait pas tardé à réaliser que les minces humanoïdes aux yeux étirés vers les tempes étaient divisés en milliers de tribus, dont chacune possédait ses

caractéristiques propres. Et celle à laquelle appartenait Jaweel pratiquait de toute évidence le k'tishan-nour cet « art du discours » aux règles complexes qui n'avait d'équivalent sur aucun autre monde.

— Eh bien, s'impatienta Andy.

Qu'est-ce que tu attends pour nous dire de quoi il s'agit ?

Jaweel lui adressa un faible

sourire.

— Je crois qu'ils veulent

piquer tout l'argent virtuel qui se trouve sur Joklun-N'Ghar, dit-il. Et le pis, c'est qu'on dirait qu'ils ont trouvé un moyen de le faire légalement.

Sherwood proféra un juron haut en couleur. C'était cela que Jodelle préférait chez lui : cette truculence

qui savait se voiler de sensibilité dès lors qu'il se retrouvait en tête-à-tête avec une femme.

— Légalement ? répéta

l'inspecteur alité. Je me doutais bien que la cessation d'activité de la

C.H.R.O.M.E. cachait quelque chose dans ce genre, même si je ne voyais

absolument pas comment Creed et Edge comptaient s'y prendre.

— Facile, expliqua Jaweel. Ils vont tout piquer, puis mettre en panne le réseau avant qu'on ne se soit rendu compte de ce qu'ils ont fait. Quand Joklunnet fonctionnera à nouveau, la C.H.R.O.M.E., n'existant plus, ne

pourra pas être poursuivie pour l'argent virtuel qu'elle aura détourné.

— Qu'est-ce que vous en

pensez, Ryu ? demanda Sherwood, perplexe.

L'intéressé fronça les sourcils.

— Ça me paraît un tantinet

tiré par les cheveux, marmonna-t-il. Il faudra bien que cet « arvi »

ressorte un jour et l'on condamnera alors son propriétaire.

— Oui, mais comment

l'identifier ? intervint Jodelle. Tout ce que nos voleurs autant leur

donner le nom qu'ils méritent auront à faire, c'est de transférer l'argent du compte de la C.H.R.O.M.E. vers un autre compte, sur n'importe quelle planète dont l'informatique ne sera pas en panne.

— A condition qu'ils le

fassent avant la date exacte de cessation d'activité de la compagnie, souligna Tayakana. Et je ne vois pas comment ils pourraient opérer un transfert

hors-planète durant la panne... Le central hypercom de Nylghur sera alors

inutilisable. Il faudrait qu'ils disposent d'un émetteur privé...

— Ce n'est pas ce qui manque

sur l'astroport, nota Andy. N'importe quel vaisseau ferait l'affaire. Et si l'ar... l'arvi se trouve déjà sur un compte de la C.H.R.O.M.E. non, ça ne

marcherait pas : la panne du réseau interdirait d'accéder au compte en

question.

Se désintéressant de la

discussion, Jaweel tituba jusqu'au canapé et s'allongea à côté de Jodelle.

Celle-ci lui caressa machinalement les cheveux et il s'endormit aussitôt,

baissant avec soulagement ses paupières sur ses yeux d'un noir profond.

— Et si le transfert était

effectué entre l'arrivée de l'arvi sur le compte et l'arrêt de Joklunnet ? s'enquit Kline.

Tayakana hocha la tête d'un air approbateur.

— C'est réalisable,

convint-il, mais il subsisterait alors une trace du trajet suivi par les fonds dérobés. Or, l'opération ne peut réussir que si leur destination demeure

secrète. Bien sûr, il est toujours possible que la transaction soit effacée par la C.H.R.O.M.E. avant que le réseau ne tombe en panne... Qu'en pensez-vous, Jodelle ?

— Ce serait une manœuvre très

risquée, observa la jeune femme. Un piètre programmeur comme Damon Edge ne s'y risquerait certainement pas à moins qu'il ne soit inconscient. (Elle réfléchit un instant.) En tout cas, même si telle est son intention, cela n'explique pas la présence de micros dissimulés dans les murs de la villa.

Andy Sherwood lui lança un regard étonné.

Après les avoir enrobés dans des liens magnétiques, impossibles à dénouer si l'on ne disposait pas de l'appareil voulu et du code qui allait avec, les brutes à la démarche pesante qui

accompagnaient Damon Edge déposèrent Blade et Krasbaueur au pied d'un mur

ruisselant d'humidité. Ronny frissonna quand une goutte d'eau glacée tomba dans son dos, entre sa nuque et son col. Les prochaines heures ne s'annonçaient guère plaisantes, songea-t-il en serrant les dents.

— Qu'avez-vous fait du

serpent ? demanda soudain Krasbaueur, qui se tortillait pour décoller son

dos de la paroi mouillée.

Edge lui adressa un sourire

sarcastique :

— Il est en lieu sûr,

rassurez-vous. Il n'entre pas dans nos intentions de lui faire le moindre mal ; il nous est trop utile.

— Utile ? répéta Blade.

Le chef de gang bomba fièrement le torse et le toisa non sans un certain mépris.

— Eh bien ? lança-t-il,

le célèbre pourfendeur d'énigmes n'aurait-il donc pas, pour une fois, réponse à tout ? Vous me décevez, monsieur Blade. Connaissant votre réputation, je

m'attendais à ce que vous deviniez nos projets ou, du moins, une partie d'entre eux... (Il toussota.) Mais il est vrai que si vous les aviez percés à jour, vous ne seriez pas ici, en mon pouvoir !

Ronny acquiesça silencieusement, réfléchissant désespérément à une réplique qui lui permettrait de prendre l'avantage sur le plan verbal, du moins. Il n'en avait trouvé aucune lorsque Krasbaueur posa sa seconde question :

— Mon transducteur ?

Qu'est-il devenu ?

Damon Edge consulta le lourd

chronographe universel en or massif qu'il portait à son poignet droit.

— A l'heure actuelle, mon

associé doit avoir fini de le bricoler. Vous ferai-je l'affront de vous

expliquer à quelles modifications il a procédé ?

Le vieux professeur secoua sa

crinière blanche.

— Cela ne me paraît que trop

évident. Mais ce que je me demande, c'est comment vous avez pu savoir que le transducteur pouvait être transformé en psychotuteur !

Blade se mordit la langue pour étouffer le grognement de surprise qui montait de sa gorge. Pas étonnant qu'il n'eût pas deviné où Edge et son complice voulaient en venir ! Il lui

manquait en effet l'une des pièces essentielles du puzzle... Il réfléchit un instant aux conséquences du fait nouveau qui venait d'être porté à sa

connaissance et, presque aussitôt, un embryon de théorie commença à se dessiner dans son esprit.

— Cela fait un moment que

nous surveillons la B and B Co-professeur, répondit le truand avec une affabilité quelque peu dédaigneuse. Depuis notre installation sur Joklun-N'Ghar, en fait. (Il dévisagea Blade, la bouche tordue par un léger rictus.) Mieux vaut se renseigner sur ceux que l'on projette de dépouiller, n'est-ce pas ?

Le businessman, qui ne pouvait lui donner tort, s'en voulut de ne pas avoir accordé plus d'attention à l'affaire dont s'occupait Kline. En temps normal, sans doute s'y serait-il intéressé de plus près mais il était en vacances, pour la première fois depuis des mois, et la résolution de l'énigme laissée par les Jürans l'absorbait tant qu'il avait négligé de le faire. Grave erreur ! convint-il intérieurement, car la

dernière phrase de Damon Edge lui donnait tout lieu de penser que la B and B Co. constituait la cible principale des criminels qui avaient abattu Theodore Kline.

— Eh alors ? insista le

truand. Vous avez perdu votre langue habituellement si bien pendue ?

— Je ne vois rien à répondre,

rumina Blade, luttant pour garder des traits détendus. Vous êtes en position de force ; je ne peux donc que jeter l'éponge.

Edge ricana :

— Vous savez, je m'étais allez savoir pourquoi ! persuadé que lorsque je vous aurais capturé, vous me

nargueriez en me décrivant mes projets par le menu, comme on raconte que vous l'avez fait à certains de mes... disons « confrères ».

Blade haussa les épaules.

— Dans les circonstances

présentes, j'en serais bien incapable. Oh, bien sûr, j'ai cru comprendre que le transducteur modifié va vous permettre de dicter votre volonté à Buundloha, mais un simple inducteur télépathique comme ceux qu'on utilise pour faire obéir les dinosaures de Yegg-Sh'Tra[24] aurait suffi... Et je ne vois pas le rapport entre le Grand Serpent du Temps et la panne de Joklunnet dont vous êtes bien responsable, si je ne m'abuse ?

Rejetant la tête en arrière, Damon Edge partit d'un grand rire. Puis, recouvrant subitement son sérieux, il

expliqua d'un ton de défi :

— Le serpent ne faisait pas

partie de notre plan initial, pour la bonne raison que vous n'aviez pas encore découvert son existence. Et puisque, cette fois-ci, vous n'avez pas été assez fin pour deviner ce qui se passe, je vais vous en donner une idée,

poursuivit-il avec un sourire sarcastique.

« Au départ, il y a une

faille juridique que mon associé a découverte par le plus grand des hasards : il est impossible de poursuivre une personne morale après la date officielle de son dépôt de bilan, dès lors que celui-ci a été approuvé par la Commission du Commerce Interstellaire. Nous n'avons fait qu'en tirer parti. Il suffisait de créer une entreprise-paravent, destinée à cesser ses activités au bout de deux années et dont la raison sociale rendait nécessaire la présence de puissants ordinateurs.

Ensuite, grâce à ceux-ci, un excellent programmeur comme moi n'aurait aucune peine à concevoir un logiciel capable de s'emparer de tout l'argent virtuel d'une planète, puis de le

transférer à l'autre bout de la

Confédération. Pour peu que l'opération se déroule le dernier jour d'existence de la société-écran, peu avant minuit...

— J'ai compris, coupa Blade,

désireux de reprendre l'initiative. Et si vous voulez mon avis, votre projet est irrémédiablement voué à l'échec. Il ne sera pas difficile de suivre le chemin pris par l'arvi. Que ferez-vous lorsque les enquêteurs remonteront

jusqu'à la C.H.R.O.M.E. ?

Damon Edge tressaillit et tourna vers le businessman des yeux qui étincelaient de colère contenue. Sans doute ne s'attendait-il pas à ce que Ronny connaisse le nom de la compagnie impliquée dans l'affaire.

— Il n'y aura aucune trace,

aucune preuve, articula-t-il d'une voix tendue. Aussitôt l'arvi sur le compte de la C.H.R.O.M.E., Joklunnet tombera en panne. Une panne prolongée, bien entendu cocktail de virus et bombes

logiques, plus quelques programmes « fouisseurs » et un Assassin

Virtuel.

Krasbaueur frémit.

— Vous vous rendez compte de

ce que vous allez faire ? s'écria-t-il, indigné. Aucune créature

civilisée...

— Je crois qu'il s'en rend

parfaitement compte, professeur, intervint Blade.

Le vieil homme le dévisagea avec un ahurissement mêlé d'horreur. L'expression de son visage ridé de savant fou n'avait plus rien de comique à présent.

— Savez-vous ce qu'est un

Assassin Virtuel, Ronny ? En avez-vous seulement entendu parler ? (Le

businessman secoua la tête.) Il s'agit d'une I.A.[25] conçue pour causer le plus de tort possible aux utilisateurs humains ou

extraterrestres pénétrant ou essayant de pénétrer dans son « territoire », qui est généralement constitué par un réseau.

— Les données de Joklunnet seront très difficiles à récupérer, ironisa Edge. Très, très difficiles. Surtout maintenant que nous pouvons compter sur un délai supplémentaire de dix ou douze heures.

— Grâce à Buundloha ?

demanda Blade.

— Bien sûr. Nous allons nous

emparer de son esprit, ce qui nous permettra d'utiliser à notre guise ses

capacités hypnotiques. A minuit moins dix, toute la population de Joklun-N'Ghar dormira d'un profond sommeil et alors, nous pillerons la planète !

— Nous ? répéta

Krasbaueur.

Damon Edge désigna d'un geste

circulaire la demi-douzaine de brutes aux pieds plats qui l'entouraient. Leur visage était humain, mais la conformation de leur corps ne l'était pas. Blade aurait parié que tous ces traits patibulaires avaient en fait été modelés dans de la synthépeau.

Son regard tomba sur la main serrant un thermique de l'un des comparses. Une main palmée.

Alors, en un éclair, Blade comprit d'où venait l'impression de familiarité qu'il éprouvait.

— Des Batoogshans ?

s'écria-t-il.

Pour toute réponse, l'une des

créatures ôta théâtralement son masque, révélant une face de batracien à la peau vert pâle.

Red Owens était fatigué et de

mauvaise humeur. Piloter le Saute-Lumière n'avait rien d'une sinécure. En dépit des multiples systèmes de sécurité, il

fallait des nerfs d'acier pour guider un navire à des vitesses plusieurs

milliers de fois supérieures à celle de la lumière des nerfs d'acier et une longue habitude. C'était celle-ci qui faisait le plus défaut au pacha rouquin, dont le courage ne pouvait être mis en doute. Commandant en titre du Maraudeur, il n'avait eu jusque là que peu d'occasions de prendre en main le merveilleux prototype du professeur

Krasbaueur d'autant moins qu'Andy Sherwood, toujours à l'affût de nouveaux « jouets », avait véritablement fait main basse dès le premier jour sur le vaisseau

expérimental[26].

Hormis son propulseur

révolutionnaire, qui lui permettait, défiant les lois relativistes, de se

déplacer plus vite que les photons sans pour autant quitter le continuum

einsteinien, le Saute-Lumière disposait d'un nombre considérable d'innovations qui posaient quelques

problèmes à l'astronaute rouquin dont le champ de compréhension qui permettait de le piloter n'était pas le moindre. Owens avait du mal à s'adapter à ce

nouveau système, où c'étaient les infimes mouvements de ses doigts à

l'intérieur d'une portion d'espace sensibilisée qui déterminaient la vitesse et la direction du vaisseau. Il aurait certes pu avoir recours aux commandes « traditionnelles »,

mais Andy n'ayant eu aucun mal à maîtriser le dispositif révolutionnaire, le pacha du Maraudeur s'entêtait à

utiliser celui-ci, partant du principe que de l'habitude naît l'habileté.

— J'ai la tour de contrôle de

Nylghur, annonça soudain Baker, assis devant l'émetteur. Ronny n'est pas revenu de Yegg-Sh'Tra.

Owens fronça les sourcils. La

manœuvre qu'il accomplissait, infiniment délicate, monopolisait l'essentiel de son attention ; bien que l'ordinateur de bord réglât tous les détails

annexes concernant la pénétration dans l'atmosphère n'gharienne, diriger la manœuvre en question par l'intermédiaire d'un champ de compréhension réclamait une importante concentration, qui faisait couler de grosses gouttes de sueur sur le front de l'astronaute.

— Ça veut dire que tu veux

que nous mettions le cap sur le Temple du Serpent ? interrogea celui-ci en corrigeant une infime variation de l'assiette du Saute-Lumière.

Baker acquiesça.

— J'ai hâte de savoir quelles

nouvelles informations Ronny aura soutirées à Buundloha, dit-il. Mais si cela devait te poser la moindre difficulté de modifier notre trajectoire...

— Aucun problème !

assura Owens. Nous y serons dans un quart d'heure.

Il leva le petit doigt ; les

propulseurs ioniques se déclenchèrent, faisant frémir la coque élégante du prototype.

Sur l'écran principal, la croix cerclée qui désignait le point d'atterrissage se déplaça lentement vers le sud-ouest. Red effectua un minuscule mouvement de l'index et l'appareil ;prenant de la vitesse, gagna quelques centaines de

kilomètres en altitude afin de sortir de la stratosphère.

Quelques instants plus tard, à l'issue d'une trajectoire parabolique parfaitement effectuée, le Saute-Lumière commença à redescendre vers la surface de Joklun-N'Ghar et plus précisément vers la péninsule massive qui débordait de la côte est de Yegg-Sh'Tra. C'était là, au centre d'une vaste cuvette, que se dressait la mesa abritant le Temple du Serpent.

— J'ai un écho métallique au

sol, annonça Baker, qui s'occupait des détecteurs. Et je ne devrai pas tarder à obtenir une image... Voilà.

La silhouette racée de la Maraude-1, l'une des navettes cybunkerpiennes dont était équipé le Maraudeur, se profila sur l'écran panoramique pour être aussitôt voilée par un épais nuage de poussière grisâtre.

— Que se passe-t-il ?

demanda Owens. Un coup de vent ?

— J'ai un autre écho métallique, répondit Baker. Masse équivalant au tiers de celle de la navette. Il se rapproche de nous très rapidement.

La main gauche du pacha celle qui n'interagissait pas avec le champ de compréhension s'abattit sur un clavier de commandes et enclencha l'interrupteur qui commandait les écrans antidétection.

— Impossible d'obtenir une

image, poursuivait William. Il se déplace trop vite. Galaxie ! Près de

cinq cent mille kilomètres à l'heure moins de dix secondes après le décollage !

Ce n'est donc pas un aéronef ni un suborb, comme je l'ai cru un instant, à cause de sa masse réduite.

— Nous le prenons en chasse ?

Baker hésita.

— Non, décida-t-il

finalement, allons plutôt voir où en sont Ronny et le professeur. Cet appareil, quel qu'il soit, se trouvait au voisinage du Temple du Serpent lorsqu'il a décollé ; on peut donc supposer que ses occupants sont allés rendre une

visite à Buundloha. Je n'aime pas ça : la Cuvette de Shiil-Sh'Tar est

interdite ; seules peuvent s'y rendre les personnes munies d'une

autorisation spéciale et, à ma connaissance, on n'en a pas délivré depuis un bon moment.

— A quoi penses-tu ?

demanda Red d'une voix inquiète.

— A rien de précis, mais vu

la manière dont cet appareil a filé, il y a gros à parier que ses occupants n'avaient pas la conscience tranquille. (William se pencha sur le petit écran placé devant lui.) A l'heure qu'il est, il a un peu ralenti et contourne la petite lune. D'après l'ordinateur... (Il pianota sur un clavier, puis manipula un track-ball.) Il a disparu !

— Alors, ça signifie qu'il

s'est posé sur la lune en question, affirma Owens, doctoral.

— Impossible : il n'y a

pas cinq secondes, il filait à plus d'un million de kilomètres à l'heure !

Aucun engin d'une taille si réduite ne peut disposer de telles capacités de décélération !

Le colosse rouquin haussa les

épaules, ce qui eut pour effet de faire tanguer le Saute-Lumière, suite au déplacement involontaire de la main de son pilote dans le champ de compréhension.

— A priori, il n'aurait pas dû non plus être capable

d'accélérer comme il l'a fait, laissa-t-il tomber en corrigeant l'assiette du vaisseau. Tu as raison, il se passe quelque chose d'anormal. Tu as essayé de contacter la Maraude, au fait ?

— Je n'arrête pas. Aucune

réponse pour le moment. Et rien non plus sur la fréquence des communicateurs individuels : Ronny et Krasbaueur doivent se trouver à l'intérieur du

temple. (Baker fit la grimace.) Je crois que je vais avertir la Spatiale de la présence de ce navire inconnu.

— Fais comme tu voudras,

acquiesça Owens. Mais dépêche-toi. Nous atterrissons dans moins d'une minute !

L'après-midi était déjà bien

entamé lorsque Jaweel se réveilla. En pleine forme, cela va sans dire :

l'extraordinaire capacité de récupération des N'Ghariens était, chez lui,

amplifiée par son jeune âge.

Il s'assit sur le divan où il

avait dormi du sommeil du juste et regarda autour de lui. Etendu de tout son long sur un autre canapé, Tayakana ronflait comme un sonneur, la bouche

ouverte, les traits détendus. A l'autre bout de la grande pièce, dans son lit d'hôpital, Kline était lui aussi inconscient quoique bien moins bruyant,

puisqu'il se contentait de marmonner entre ses dents des phrases

incompréhensibles.

Jaweel sauta sur ses pieds et fila droit vers la console informatique la plus proche. Constatant, soulagé, que Joklunnet fonctionnait toujours il avait craint un instant que Creed et Edge n'aient pas attendu la dernière limite pour déclencher leur opération, il éteignit l'écran et entreprit de faire le tour de l'étage, à la recherche d'Andy Sherwood.

Tandis qu'il visitait les bureaux déserts qui occupaient les deux tiers de l'étage les locaux de la C.N.C.

étaient en effet bien trop vastes pour la petite entreprise, il entendit des grognements étouffés, qui paraissaient venir d'une pièce située tout au fond du couloir. Il s'approcha à pas de loup pour jeter un coup d'oeil par la porte demeurée entrouverte...

La nature de la scène qu'il

découvrit ne faisait aucun doute à ses yeux, car ce n'était pas la première fois qu'il surprenait un couple ainsi enlacé, s'agitant avec des bruits si comiques ; mais comme il n'avait jamais vu une telle position qui lui

paraissait hautement acrobatique, il resta un moment à observer Andy et Jodelle se prouver leur passion mutuelle, prenant soin de se dissimuler pour ne pas les déranger. Il songeait que dans un an, deux tout au plus, lorsqu'il aurait

accompli le rite traditionnel de passage à l'âge adulte, il comprendrait

peut-être pourquoi les adultes semblaient accorder tant d'importance au fait de partager de la sorte leur souffle et leurs humeurs corporelles.

Quand il jugea avoir suffisamment assimilé la posture un tantinet risquée des deux amants, il se retira, toujours sur la pointe des pieds, et retourna pianoter sur le clavier de l'ordinateur, à la recherche des premiers indices d'une quelconque pénétration ou attaque du Réseau planétaire.

Il était fort occupé à éplucher un fichier confidentiel des douanes, lorsqu'un des programmes de surveillance qu'il avait disséminés un peu partout dans Joklunnet lui signala une information intéressante. Intrigué, l'enfant

demanda l'accès à celle-ci, et ce qu'il lut lui arracha un cri de surprise.

— Que se passe-t-il ?

interrogea Tayakana de la voix rauque de quelqu'un qui vient de se réveiller.

— Un aviso de la Spatiale

vient de repérer un astronef non identifié au voisinage de Baar-T'Ghon,

répondit Jaweel, donnant son nom n'gharien à la première planète du système.

En un instant, Ryu fut à ses

côtés, les yeux rivés à l'écran. Il déchiffra, incrédule, les quelques lignes qui apparaissaient sur celui-ci, puis marmonna entre ses dents :

— Je n'aime pas ça du tout.

— Qu'est-ce que vous n'aimez

pas ? s'enquit Sherwood, qui venait d'entrer, accompagné de Jodelle.

Tayakana lui résuma brièvement de quoi il retournait.

— Vous croyez qu'il y aurait

un rapport avec le plan des gens de la C.H.R.O.M.E. ? interrogea Jodelle

quand il eut fini.

— A mon avis, c'est une

coïncidence, répondit le directeur de la C.N.C. en secouant la tête.

— Pas sûr. intervint Jaweel.

L'opération montée par nos deux affreux si nous avons bien compris où ils

veulent en venir nécessite, pour réussir, qu'ils aient quitté Joklun-N'Ghar avant qu'on ne se demande où est passé l'arvi.

— Il a raison, renchérit

Kline d'une voix d'outre-tombe. Si Creed et Edge sont encore là pour répondre aux questions des enquêteurs, ils risqueront alors de se retrouver assignés à résidence, le temps qu'on établisse s'il existe un moyen légal de les coincer Par contre, s'ils filent immédiatement à l'autre bout de la Confédération, ils auront le loisir de se livrer à toutes les manipulations qu'ils voudront pour faire « disparaître » l'arvi et, donc, éliminer d'éventuels indices.

—... Et cette dernière solution implique qu'ils disposent d'un astronef capable de les emmener là-bas, compléta Sherwood. Pas mal trouvé, m'sieur le flic ! Vous n'auriez pas une idée

pour les empêcher de fuir, par hasard ?

Kline lui adressa un sourire

radieux :

— J'en ai eu une en

dormant... Ça m'arrive souvent ; je sèche sur un problème, je dors, et,

quand je me réveille, j'ai en tête la solution du problème en question. (Il tourna doucement la tête vers Jaweel.) Tu te sens capable de piéger le Réseau, petit ?

Bombant le torse pour bien marquer son importance il n'était presque plus un enfant, après tout !, le jeune N'Gharien répondit du tac au tac :

— Pas de lézard. Vous

préférez des virus sémantiques ou un maillage séquentiel aléatoire ?

 

CHAPITRE IX

— Je commence à avoir une

crampe, marmonna le professeur Zébulon Krasbaueur en se tortillant dans ses liens magnétiques pour changer de position.

Blade tourna la tête vers le vieil homme. Sur le visage de celui-ci passaient des expressions comiques tandis qu'il essayait de dégager la jambe engourdie sur laquelle il était assis.

— C'est l'humidité, commenta

le businessman, amer. Et si ça peut vous consoler, vous n'êtes pas seul à en souffrir ; tout l'arrière de ma jaquette est trempé. (Il éternua.) Tenez,

qu'est-ce que je vous disais : voilà que je m'enrhume !

Krasbaueur réussit enfin à déplier son genou, poussant un grognement de douleur. Sa nouvelle position était tout aussi inconfortable que la précédente, mais elle avait le mérite de rétablir la circulation dans le membre concerné. Le fourmillement du sang qui affluait vint submerger, puis se substituer à la pointe de souffrance de la crampe

musculaire. Prenant son mal en patience la gêne ne durerait pas plus de

quelques instants le professeur demanda d'une voix chevrotante :

— Comment avez-vous deviné

que ces brutes étaient des extraterrestres ?

Blade soupira. Les deux hommes avaient déjà abordé ce sujet à plusieurs reprises, mais Krasbaueur ne semblait pas se lasser d'en parler.

— Tout d'abord à leur

démarche, répondit Ronny. Vous avez vu à quoi ressemblent les Batoogshans : des batraciens quadrumanes au faciès de grenouille. Et s'il leur est simple de dissimuler celui-ci sous un masque en synthéderme et de cacher les appendices préhensiles sur lesquels ils se déplacent à l'intérieur de chaussures conçues spécialement dans ce but, ils ne peuvent bien évidemment pas modifier aussi radicalement leur façon de se mouvoir ni masquer aisément le fait que leurs mains sont palmées. Mais j'avoue que je ne me serais peut-être rendu compte de rien si Edge ne m'avait pas mis sur la voie en parlant de piller la planète ; c'est le détail qui m'a fait comprendre que nous n'avions pas affaire à une simple bande de criminels.

« Voyez-vous, professeur, je

crois qu'Edge et son associé ont changé leurs plans en cours de route. Au

départ, quand ils ont fondé la C.H.R.O.M.E., ils avaient seulement l'intention de rafler tout l'arvi disponible sur Joklun-N'Ghar. Et comme une bonne partie de celui-ci appartient à la B and B Co., ils ont surveillé tous ceux qui avaient des liens avec elle, ce qui leur a

permis d'apprendre l'existence du transducteur et l'usage qu'ils pourraient en faire... Sachant dès lors qu'ils disposeraient d'un moyen de plonger dans

l'inconscience ou, du moins, dans une transe hypnotique l'ensemble de la

population planétaire, ils avaient besoin de « troupes » pour

accomplir ce forfait sans précédent.

— Mais comment sont-ils

entrés en contact avec ces Batoogshans ?

— A mon avis, ils ont dû tout

d'abord essayer d'engager des truands. Je suppose qu'ensuite, au cours de leur quête, ils sont tombés sur un Batoogshan déguisé comme ceux que nous avons vus tout à l'heure ou sur un émissaire des Batoogshans, ce qui revient au même...

Krasbaueur plissa le front.

Quelques années plus tôt, Blade et Baker, cherchant à se disculper d'une accusation de trafic de shtaïlung une drogue hallucinogène aux effets terrifiants, avaient découvert que les narco-trafiquants appartenaient à une mystérieuse race

extraterrestre[27] ! Ces batraciens quadrumanes, qui se donnaient le nom de Batoogshans,

préparaient en fait l'invasion de la Confédération ; une fois les

populations de celle-ci affaiblies par les ravages foudroyants de la

shtaïlungomanie, pensaient-ils, leur tâche n'en serait que plus facile. La mise à jour de leurs projets en avait sonné le glas.

Blade et Baker avaient presque oublié l'existence de ces créatures machiavéliques lorsqu'elles avaient reparu à l'autre bout de la Galaxie, associées au puissant Maître de la Main Rouge[28] ! Les Terriens et leurs alliés des Quatorze Races les avaient à nouveau vaincues, mais la menace qu'elles représentait subsistait.

Originaires de la troisième

planète de l'étoile Rigel, les Batoogshans avaient été découverts et éduqués par les Rigeliens, dont la civilisation, bien plus avancée, s'était développée sur le quatrième monde du même système. Puis, un jour, les batraciens

quadrumanes s'étaient retournés contre leurs bienfaiteurs. Ces derniers, après la défaite des rebelles, avaient enfermé Batoog à l'intérieur d'un écran

infranchissable. Le fait que Blade et Baker eussent à deux reprises rencontré les humanoïdes au faciès de grenouille semblait indiquer que les condamnés avaient fini par trouver le moyen de sortir à volonté de leur prison.

— Mais Creed et Edge

n'ont-ils pas conscience du risque qu'ils prennent en s'associant aux

Batoogshans ? demanda le professeur, émergeant de ses réflexions.

Ronny secoua la tête, l'air

abattu.

— Fort peu de gens sont au

courant de l'existence de ces créatures et de leurs funestes desseins, dit-il, d'une voix nasale. On peut supposer qu'aucun des deux patrons de la

C.H.R.O.M.E. n'a la moindre idée de leur véritable nature ; ils croient

sans doute avoir affaire à des criminels et non aux forces d'assaut d'un peuple ayant déjà tenté d'envahir la Confédération. (Il s'interrompit, aux aguets.) Vous avez entendu, professeur ?

Krasbaueur tendit l'oreille.

Quelque chose qui ressemblait à un bruit de pas montait de l'une des galeries débouchant sur l'immense salle souterraine.

— Deux hommes tout au plus,

chuchota Blade au bout de quelques secondes. Si seulement j'avais les mains libres...

— Vous croyez que c'est eux

qui reviennent ?

— Quelle raison auraient-ils

de le faire ? A l'heure qu'il est, Creed, Edge et leurs alliés batoogshans doivent être en train de planifier les derniers détails de l'offensive...

(Blade éternua violemment.) Car, à n'en pas douter, c'est à une attaque en règle qu'il convient de nous attendre !

Il se tut, car le bruit de pas était tout proche à présent. Scrutant la pénombre bleutée, les deux hommes attendirent, les muscles tendus, déplorant leur impuissance...

William Baker sortit d'un tunnel, flanqué de Red Owens. A leur vue, Krasbaueur poussa un tel soupir de

soulagement qu'ils se tournèrent vivement dans sa direction et poussèrent un double juron en découvrant leurs deux amis gisant sur le roc détrempé.

— Ronny ! Que se

passe-t-il ? s'écria Baker en se précipitant vers eux.

— Les responsables de la

panne de Joklunnet souffla Blade avec une respiration d'asthmatique. Ce sont eux qui nous ont capturés.

William se pencha sur les liens magnétiques de son associé et fit la grimace à la vue du cadenas chiffré.

— Eh bien, commenta-t-il, ça

ne va pas être facile de vous libérer ! (Il fronça les sourcils.) Ceux qui ont mis le Réseau en panne, dis-tu ? Que venaient-ils faire par ici ?

Blade entreprit de le lui

expliquer.

— Vingt heures, grogna Andy

Sherwood. Je commence à avoir les crocs. Il y a moyen de commander quelque chose à manger ?

Ryu Tayakana leva la tête du

listing qu'il était en train d'étudier. La fatigue se lisait sur son visage plat, soulignant ses yeux en amande de cernes violacés.

— Le restaurant wondlakien

qui est juste en bas prépare des plats à emporter, mais il ne livre pas,

dit-il. Il va falloir que quelqu'un descende.

— Je m'en charge, annonça

Kaxang. J'ai envie de me dégourdir les jambes. Tu viens, Jaweel ?

L'enfant secoua la tête. Bien

qu'il eût fini de piéger le Réseau depuis plus d'une heure, il était toujours assis devant un terminal, entrant d'interminables suites d'instructions dans l'ordinateur. Andy se demandait ce qu'il pouvait bien bricoler, mais n'avait osé l'interrompre pour le lui demander.

— J'ai une petite bidouille à

terminer, fit le jeune N'Gharien. Mais je veux bien que tu me rapportes un kuegelfeesh.

— Tu connais ça, toi ?

s'étonna Sherwood.

Il s'agissait d'un curieux

sandwich wondlakien composé d'un blinis à la texture de brioche dans lequel on fourrait un mélange complexe de chair de poisson et d'aromates odorants. Il était peu probable que Jaweel, qui n'avait pour ainsi dire jamais quitté sa jungle natale, eût trouvé un jour l'occasion d'y goûter.

— II a vu ça sur une base de

données culinaires, expliqua Kaxang. Kuegelfeesh's pour tout le monde ?

Tous acquiescèrent avec plaisir.

Leur dernier repas n'était déjà plus qu'un lointain souvenir ; il

remontait en effet à la veille au soir.

L'astrogateur avait quitté la

pièce depuis moins d'une dizaine de minutes, lorsque Jaweel abandonna la chaise sur laquelle il avait passé la plus grande partie de l'après-midi. D'eux tous, c'était le plus fatigué, mais un sourire radieux illuminait ses traits

enfantins.

— Pourrais-tu nous expliquer

pourquoi tu as l'air si content de toi ? interrogea Andy.

— Ça risque d'être difficile,

répondit le gamin en venant s'asseoir sur le divan en face de lui. Mais bon, on peut toujours essayer. Tu n'es pas plus bête qu'un autre...

Andy s'étrangla et devint rouge, mais l'éclat de rire qui souligna l'innocente plaisanterie le dissuada d'entrer dans une de ces colères dont il avait le secret.

— Pour commencer, reprit

l'enfant avec un sourire malicieux, j'ai littéralement inondé le Réseau de programmes autorépliquants. Même s'ils ne méritent pas le nom de virus, ils peuvent s'avérer très gênants, tant pour les utilisateurs que pour les

programmeurs. Les Terriens les appellent des « lapins », parce qu'ils

se reproduisent très vite. Si ceux que j'ai injectés dans Joklunnet sont aussi performants que le prétendait

l'infocorrespondant qui me les a envoyés, la totalité de l'espace mémoire

disponible de tous les ordinateurs qui y sont reliés devrait être occupé par mes « lapins » avant

vingt-deux heures trente.

— Je ne vois pas l'intérêt,

grommela Andy, qui ne s'était jamais vraiment passionné pour l'informatique.

— Cela devrait provoquer...

disons un embouteillage de données, intervint Jodelle. Comme il ne restera plus un octet de libre sur l'ensemble des machines connectées, il deviendra

impossible d'y écrire quoi que ce soit. Helios Creed et son complice pourront effacer l'arvi des fichiers, mais pas s'en emparer ! C'est génial, Jaweel.

L'enfant battit des paupières.

— Merci, dit-il. Ensuite,

j'ai expédié des virus sémantiques. Il s'agit en quelque sorte de traducteurs pirates qui viennent se greffer sur les lignes de communication ou aux bus d'entrée et de sortie des unités centrales, convertissant selon un code

prédéterminé toutes les données qui passent par eux.

— Ça doit mettre un de ces

foutoirs ! commenta Andy qui, cette fois, avait à peu près compris

l'intérêt de la chose. Mais est-ce que ça suffira pour empêcher les autres zozos de dévaliser Joklun-N'Ghar ?

Un silence inattendu succéda à cette question. Haussant un sourcil étonné, l'aventurier à la barbe poivre et sel répéta intérieurement sa question et ne lui trouva rien d'anormal. Pourquoi Jaweel n'y répondait-il donc pas ?

— Dévaliser la planète,

murmura enfin l'enfant. Cela expliquerait tout.

— Tout quoi ? s'écria

Andy, les nerfs tendus.

— Après avoir injecté dans le

Réseau toutes ces charmantes bestioles binaires, je me suis un peu promené, surtout du côté des ordinateurs des services publics et de la Spatiale. Bon, j'ai appris des trucs intéressants... (Il se tourna vers Kline.) Je crois que vous pouvez ranger votre théorie de la conspiration. Ni Jorgen, ni le Préfet de Nylghur ne sont dans le coup. J'ai vérifié les enregistrements des

conversations qu'ils ont eues avec X'Uerd. S'il y a eu manipulation pour qu'un incapable hérite de votre affaire, m'sieur l'inspecteur, elle est sans rapport avec les projets de Creed et Edge. A mon avis, quelqu'un a sauté sur l'occasion pour essayer de vous jouer un mauvais tour ne me demandez pas pourquoi !

« Oui, j'y arrive,

assura-t-il en rencontrant le regard impatient d'Andy. Parmi les trucs que j'ai trouvés, il y avait un message du Saute-Lumière signalant aux autorités qu'il avait observé un vaisseau

inconnu. Intrigué, j'ai fait une petite visite dans les fichiers de la Spatiale et j'ai découvert qu'on avait vu, entrevu ou détecté furtivement à près de soixante reprises des navires non identifiés au cours des dernières

vingt-quatre heures ! C'en est à un point que le détachement local a

réclamé des renforts à X'Uerd. II faut dire que certains de ces astronefs

étaient vraiment très gros !

« Tu comprends maintenant

pourquoi je suis devenu songeur lorsque tu as parlé de « dévaliser Joklun-N'Ghar »

? Tout laisse à penser que c'est effectivement ce qui va se produire. Le

hold-up informatique n'est qu'une partie d'un plan bien plus vaste...

— Bordel ! jura

Sherwood, si impressionné qu'il en oubliait de surveiller son langage, comme il essayait plus ou moins de le faire en présence de l'enfant. Ça expliquerait la présence des micros dans les murs de la villa ! C'est après la B and B Co. que ces gens en ont !

Je n'y avais pas pensé jusqu'ici, mais nous possédons environ la moitié de ce que Joklun-N'Ghar compte de richesses en exploitation et plus du tiers de

l'arvi qui circule sur la planète doit nous appartenir. (Il donna un violent coup de poing sur la table basse qui le séparait du jeune N'Gharien.) Ces

ordures avaient la B and B Co. dans le collimateur depuis le début. Mais ça ne se passera pas comme ça ! Si la Spatiale a reçu un message du Saute-Lumière, cela signifie que Will et Red sont revenus de Durango. Le temps de les trouver et nous décollons à bord du Maraudeur pour défendre notre bien. Ces astronefs inconnus n'auront qu'à bien se tenir ; notre générateur de champ de coercition n'en fera qu'une bouchée !

Il voulut se lever, mais ses

jambes se dérobèrent sous lui. Il tomba en avant sur la table basse ; son

crâne heurta durement le bois marbré de celle-ci. Des étoiles naquirent devant ses yeux écarquillés. Il lui semblait que ses muscles ne répondaient plus aux injonctions que leur envoyait son cerveau. Il bascula sur le côté, aussi mou qu'une poupée de chiffons.

Autour de lui, Tayakana et Jodelle s'étaient eux aussi effondrés, tandis que Jaweel se tassait un peu plus sur le divan. Quant à Kline, il avait sans doute été le premier à perdre connaissance.

Il était vingt et une heure

quinze, en ce 13 mars 2389.

En dépit de sa taille réduite et de l'absence de générateurs hyperspatiaux à son bord, la Maraude-1 était un véritable astronef, capable de franchir des milliards de kilomètres dans le vide glacé de l'espace aussi bien d'affronter les

atmosphères tumultueuses de planètes étrangères. Lorsque, l'année précédente, Blade et Baker avaient effectué leur voyage dans l'Inde de l'an 8038 avant notre ère, c'était à bord de la Chronolyse, un engin identique quelque peu modifié, qu'ils l'avaient fait[29].

— Quelle heure est-il ?

interrogea Krasbaueur.

— Vingt-deux heures douze,

annonça Blade, qui pilotait. Et toujours aucune réponse de Nylghur. Je crains que l'offensive n'ait déjà commencée. (Il tapota la résille métallique qui lui couvrait le crâne.) Si c'est bien le cas, je vous tire mon chapeau ! Tout

rudimentaire qu'il est, votre gadget paraît efficace.

— Il l'est, affirma le vieux

professeur d'un ton quelque peu vexé. Sachant que mon transducteur pouvait être facilement transformé, j'ai bien évidemment pris soin de trouver une parade simple. Cela dit, nous avons eu de la chance que les Batoogshans ne les

emportent pas avec eux.

— En vérité, je ne vois pas

comment ils auraient pu se douter de la véritable nature de ces « paniers

à salade », observa Ronny en corrigeant la trajectoire de la navette.

D'autant plus que rien ne prouvait que ceux-ci seraient efficaces dans ce cas précis, puisque ce n'est pas l'effet du transducteur qu'ils contrebalancent, mais les pouvoirs de fascination de Buundloha !

Krasbaueur acquiesça, pensif : — Bien entendu. Toutefois, il

y avait gros à parier que l'influence de mon invention et les facultés

paranormales du serpent dieu, quoique de nature différente, employaient un vecteur identique et agissaient sur les mêmes zones du cerveau humain. La

parapsychologie n'est malheureusement pas une science exacte pas encore,

quoique j'y travaille, mais nous connaissons relativement bien ses modes

d'action ; quelle que soit son origine machine, esprit humain ou

extraterrestre, la fascination reste la fascination : elle opère toujours

par neutralisation des secteurs cérébraux où siègent la volonté et le jugement.

Hochant la tête en guise de

réponse, Blade reporta son attention sur les commandes de la Maraude-1. Le petit astronef fuselé filait à Mach 8, vingt mètres au-dessus de la surface agitée de l'océan

n'gharien ; tant qu'il demeurerait à cette faible altitude, il échapperait à la détection. A la différence du vaisseau mère et du Saute-Lumière, la navette ne disposait pas d'écrans antidétection.

— Dans combien de temps

serons-nous à Nylghur ? demanda le vieux professeur.

— D'ici un quart d'heure, si

tout va bien, répondit Ronny. Comme convenu, nous filerons directement à

l'astroport pour récupérer le Maraudeur, pendant que le Saute-Lumière nous

couvrira, se chargeant d'occuper d'éventuels vaisseaux batoogshans. Ensuite...

Eh bien, le moment sera venu d'improviser et de prier que votre générateur de champ de coercition possède une capacité suffisante pour neutraliser l'ennemi.

Krasbaueur bomba son torse maigre.

— N'a-t-il pas déjà réduit

une flotte entière à l'impuissance[30] ? riposta-t-il.

— La flotte en question était groupée, rappela Blade, et elle se trouvait dans l'espace. Tandis qu'ici, nous allons devoir lutter à l'intérieur de l'atmosphère contre des vaisseaux isolés, dont nous ignorons le nombre

exact. (Il jeta un coup d'œil à l'écran du radar.) Pour le moment, les

détecteurs en ont repéré une demi-douzaine, tous immobiles au-dessus de

Nylghur, mais il est à craindre qu'il n'y en ait beaucoup d'autres...

Le businessman commença à réduire la vitesse de la Maraude-1 lorsque les côtes du continent principal apparurent sur le moniteur principal. Le

soleil était déjà couché dans ce fuseau horaire, mais le ciel flamboyait encore de ses dernières lueurs, qui teintaient les falaises calcaires de rouge et d'orangé.

Blade ne se laissa pas distraire par ce spectacle magnifique. Tirant légèrement le manche à balai, il fit

prendre de l'altitude à la navette, stabilisant celle-ci trois cents pieds au-dessus du sol. L'appareil courait désormais le risque d'être repéré, mais il eût été insensé de continuer à voler « au ras des pâquerettes » selon

l'expression d'Andy dans cette région de

collines où certains arbres atteignaient soixante-dix mètres de hauteur !

La Maraude-1 ne se déplaçait plus qu'à Mach 1 quand les lumières de Nylghur apparurent au loin. Continuant à décélérer, Blade orienta l'astronef vers le spatioport, où se dressaient plusieurs dizaines de vaisseaux de toutes tailles. Etonné par cette subite prolifération il n'y avait là qu'une quinzaine de navires quand il avait quitté la capitale n'gharienne, Ronny manipula le télévoyeur avant. A l'issue d'un zoom vertigineux, l'image sur l'écran principal se stabilisa.

Le businessman proféra un juron d'une rare virulence.

— Que se passe-t-il ?

s'enquit Krasbaueur.

Pour toute réponse, Blade se

contenta de désigner le moniteur. Le vieux professeur y jeta un coup d'œil et tressaillit.

— Mais ce sont...,

commença-t-il d'une voix étranglée. Ce sont...

— Des croiseurs géants de la

Main Rouge, compléta son compagnon, sinistre. Sans doute les Batoogshans

auront-ils réussi à en récupérer quelques-uns lors de l'effondrement de la mafia interstellaire... (Il tendit la main vers l'émetteur-récepteur.) Tant pis pour le silence radio. Il faut prévenir Red et Will, avant qu'ils ne se

jettent, comme nous, dans la gueule du loup !

Krasbaueur lui saisit le poignet.

— N'en faites rien,

conseilla-t-il. La discrétion est notre seul atout, ne l'oubliez pas.

Blade laissa retomber sa main.

— Vous avez raison, dit-il.

Rallions d'abord le Maraudeur Ensuite, nous aviserons.

Et, sans hésiter, il mit le cap droit sur la véritable forêt de croiseurs qui encombrait l'astroport, conscient du fait que la manœuvre qu'il accomplissait constituait leur dernière chance d'empêcher Creed, Edge et leurs alliés batoogshans de faire main basse sur les richesses de Joklun-N'Ghar

Le Saute-Lumière, sous le couvert de ses écrans antidétection, avait suivi la même route que la Maraude-1, mais à une altitude de plusieurs dizaines de kilomètres. Il approchait à son

tour des côtes du continent principal, avec quelques minutes de retard sur la navette, lorsqu'une myriade d'échos apparut sur le radar.

— Pluie d'astronefs, commenta

laconiquement Red Owens. La flotte pirate, sans le moindre doute.

Sa main gauche, restée libre

tandis que l'autre s'agitait dans le champ de compréhension, pianota sur un clavier. Une série de chiffres apparut sur un petit moniteur. Baker se pencha pour lire par-dessus l'épaule du pacha rouquin.

— Plus de sept cents unités !

s'écria-t-il. C'est une véritable flotte d'invasion !

— Tu noteras qu'il s'agit

essentiellement de petits appareils, souligna Owens. Forme cylindrique, taille réduite ils ressemblent comme deux gouttes d'eau aux engins batoogshans

auxquels nous avons déjà eu affaire dans l'État de Diamalicanthe[31].

(Il pressa une touche.) Si j'en juge d'après des données récoltées, il y en aurait six groupes suivant des trajectoires différentes un par ville

importante. Leur plan m'a l'air clair : ils vont piller la planète le plus vite possible et repartir avant que la fascination exercée par le Grand Serpent du Temps ne cesse son action. Quand les habitants de Joklun-N'Ghar se

réveilleront demain matin, si Krasbaueur ne s'est pas trompé, les Batoogshans et leurs complices seront déjà à des années-lumière d'ici, fort occupés à

compter leur butin !

— Qu'y pouvons-nous ?

intervint Baker. Ce n'est pas avec nos deux malheureux vaisseaux que nous...

— Tu oublies le Maraudeur — Ses générateurs de champ de

coercition ne parviendront jamais à neutraliser plus de sept cents navires !

— Non, mais si nous

l'appuyons, cela fera peut-être perdre suffisamment de temps aux Batoogshans pour que la Spatiale arrive avant leur départ de la planète. Je te rappelle que l'hypercom portable que nous avons laissé au voisinage du temple émet en

permanence un S.O.S. destiné à X'Uerd, ainsi qu'à tout navire armé croisant dans le secteur. Avec de la chance, les premiers renforts devraient être là d'ici quatre à cinq heures.

Dubitatif, Baker se renferma dans son mutisme. Le Saute-Lumière,

perdant de l'altitude, survolait à présent la rivière Olkran. D'un infime

mouvement de l'auriculaire, Red Owens stabilisa le vol du prototype à quelques centaines de mètres du ruban argenté du large cours d'eau paresseux sinuant dans la vaste plaine fertile.

A peine avait-il accompli cette manœuvre que les lumières de Nylghur se matérialisèrent devant le nez pointu de l'appareil.

— Aucune trace de la Maraude, remarqua Baker, qui ne quittait plus des yeux les écrans des détecteurs. Par contre, il y a foule sur le tarmac de l'astroport... Galaxie ! Des croiseurs de la Main Rouge!...

— Le Maraudeur est là, lui aussi, nota Owens sans manifester d'émotion visible. Ronny et le prof doivent déjà être à bord : je distingue la lueur mauve des propulseurs gravito-magnétiques que l'on vient de mettre sous

tension.

A cet instant, le massif cargo commença à s'élever, sans provoquer de réaction de la part des croiseurs géants qui l'entouraient. Il demeura un instant immobile, flottant au-dessus de

l'astroport puis, soudain, il s'élança en direction du Saute-Lumière !

Il ne lui fallut que quelques

secondes pour franchir les deux tiers de la distance qui l'en séparait mais, déjà, Red Owens avait réagi, poussant les propulseurs à la moitié de leur puissance.

Quand la bulle brillante du champ de coercition se referma sur l'emplacement occupé un instant plus tôt par le prototype, celui-ci se trouvait déjà à

plusieurs kilomètres de là, s'échappant vers l'espace selon un angle voisin de la verticale.

Ni Blade, ni Owens n'émirent le moindre commentaire. Il n'était que trop évident que le Maraudeur était, d'une manière ou d'une autre, tombé aux mains des pirates stellaires.

Le vaisseau expérimental avait atteint l'altitude de cinquante kilomètres lorsque les inconnus qui pilotaient le puissant astro-cargo tentèrent pour la seconde fois d'avoir recours à

l'invention du professeur Krasbaueur. La sphère d'énergie étincelante manqua le Saute-Lumière d'une bonne centaine de mètres.

— Plus question d'essayer de

les retarder, dit Owens. On file d'ici en vitesse !

Et, levant le majeur à l'intérieur du champ de compréhension, il poussa à fond les propulseurs. Le Saute-Lumière en pleine accélération, laissa derrière lui le disque de Joklun-N'Ghar, s'en éloignant selon une

trajectoire tangentielle.

— J'ai un appel en ligne, dit

soudain Baker, qui essayait de contacter la Maraude-1. Indicatif du Maraudeur Nos adversaires voudraient-ils parlementer ?

Un moniteur s'illumina, affichant le visage souriant de Damon Edge. Derrière lui se tenaient Blade et Krasbaueur, la mine défaite, encadrés par une demi-douzaine de Batoogshans équipés d'armes à la forme menaçante.

— Comme vous pouvez le

constater, attaqua d'emblée le criminel, vos amis sont en notre pouvoir. Nous les abattrons sans autre forme de procès si vous ne vous rendez pas

immédiatement.

Owens et Baker échangèrent un

regard consterné. Bien qu'il n'entrât pas dans leurs habitudes de céder au chantage, ils ne se voyaient pas condamner à mort Ronny et le vieil homme.

Après un instant d'hésitation, Will répondit :

— Vous n'avez rien à gagner

si vous les tuez, et vous le savez. De plus, si nous nous rendons, qu'est-ce qui nous garantit que vous ne nous liquiderez pas tous les quatre ?

Le sourire d'Edge s'assombrit et une lueur mauvaise apparut dans son regard.

— Aucune garantie, dit-il

sèchement. Mais si vous refusez d'obéir, vos amis mourront et, avec eux, une bonne partie de la population de Joklun-N'Ghar. (Il désigna les Batoogshans.) J'ai beaucoup de mal à empêcher mes alliés de se laisser aller à leurs

penchants sanguinaires, voyez-vous ; pour eux, massacrer des innocents

sans défense n'est pas un acte de lâcheté, mais un geste presque machinal...

Baker jeta un coup d'œil discret aux indications affichées sur les moniteurs alignés devant Red Owens. Le Saute-Lumière avait pris près d'une seconde-lumière d'avance sur le Maraudeur Sur l'écran de poupe, Joklun-N'Ghar n'était déjà plus qu'un minuscule disque

brillant, qui ne tarderait plus à se confondre avec les étoiles piquetant le velours glacé du vide.

L'un des Batoogshans s'approcha de Damon Edge et lui dit quelque chose que William ne comprit pas. Pendant ce temps, deux des batraciens quadrumanes qui encadraient Krasbaueur avaient

empoigné celui-ci, posant sur sa tempe le canon évasé d'un pistolet au canon de verre fumé.

— Il vous reste dix secondes

pour vous décider, prévint le criminel. Ensuite, ces charmantes créatures

grilleront l'un des cerveaux les plus brillants de la Confédération. Puis

viendra le tour de votre associé...

— Nous nous rendons, le coupa

Baker. Dites à vos « gorilles » squameux de ranger leurs armes. Red,

fais demi-tour. Nous ne pouvons pas les laisser faire ça.

Le colosse aux cheveux de flamme voulut exprimer son désaccord, mais Will lui donna un coup de genou pour lui signifier de se taire.

— Vous prenez là une sage

décision, commenta Edge d'un ton quelque peu sarcastique.

Derrière lui, les Batoogshans

libérèrent un Krasbaueur dont le visage exprimait un soulagement indicible. Il s'était vu mort et même s'il attachait moins d'importance à la vie que la

plupart des gens, tant en raison de son âge avancé que du détachement auquel il était parvenu vis-à-vis des choses matérielles, le vieux professeur ne tenait sans doute pas plus que cela à périr de mort violente.

— C'est le Saute-Lumière qu'ils veulent !

cria soudain Blade.

Un Batoogshan le fit taire d'un coup de crosse. Le businessman tomba à genoux, portant la main à sa pommette tuméfiée. La créature à la peau luisante leva son arme pour le frapper à nouveau, mais Edge s'interposa vivement pour protéger le Terrien. Le batracien hésita puis, émettant un coassement de colère, il laissa retomber le thermique.

L'avertissement de Ronny

constituait une information très intéressante. Comment Baker n'avait-il pas deviné plus tôt que les extraterrestres au faciès de grenouille en avaient après le propulseur révolutionnaire qui équipait le petit vaisseau expérimental ?

En comparaison de cette invention du génial professeur Krasbaueur, aussi bien l'arvi que les richesses matérielles de Joklun-N'Ghar ne possédaient qu'une valeur anecdotique.

Cela changeait du tout au tout la situation : Owens et Baker savaient désormais qu'ils disposaient d'une

monnaie d'échange.

— Nous allons déterminer les

conditions de l'échange, déclara Will d'une voix ferme. Vous voulez le Saute-Lumière et nous voulons récupérer Ronny et le prof vivants, d'accord ?

— Les Batoogshans ne vont

guère apprécier, marmonna Damon Edge, l'air gêné.

Il avait parlé en anglais, et non en Omnia Lingua, Parce que les

batraciens ne comprenaient pas cette langue ? se demanda Baker. Si c'était bien le cas, cela ouvrait de nouveaux horizons de réflexion. Edge et Creed dirigeaient-ils l'opération de mise à sac de Joklun-N'Ghar ? Ou bien

n'étaient-ils que des pantins aux mains des extraterrestres quadrumanes ?

— C'est leur problème, fit

Will en anglais. S'ils veulent le Saute-Lumière, ils devront se plier à nos conditions, poursuivit-il,

revenant à l'Omnia Lingua. Voici ce que je propose...

Ronny Blade s'en voulait énormément de ne pas avoir prévu le piège dans lequel Krasbaueur et lui s'étaient jetés tête baissée. Il aurait dû deviner, à la vue des croiseurs géants qui se

dressaient sur le tarmac, que les assaillants avaient pris soin de s'emparer du Maraudeur ainsi que de tous les autres navires parqués sur l'astroport avant de passer au pillage proprement dit.

L'absence de réaction de l'ennemi, lorsque la navette avait surgi de nulle part, aurait dû également lui mettre la puce à l'oreille. Mais il ne songeait alors qu'à rejoindre l'abri du vaisseau mère.

A peine la porte de la cale

s'était-elle refermée sur la Maraude-1 que des hordes de Batoogshans s'étaient ruées vers ses sas, les forçant à

l'aide des lourdes armes thermiques qu'ils portaient dans leurs mains palmées.

Ronny avait alors demandé la réouverture du panneau d'accès, mais celui-ci, sans doute verrouillé depuis le poste de pilotage, était demeuré obstinément baissé. A contrecœur, le businessman et le vieux savant s'étaient alors

résignés à se rendre.

Ils avaient été conduits

brutalement dans le poste de pilotage, où Damon Edge, assis dans le siège du copilote, les avait accueillis avec une ironie triomphante non dissimulée. Il n'avait cessé de se gausser d'eux, tandis que les Batoogshans présents

préparaient visiblement le Maraudeur pour un décollage imminent lequel n'avait pas tardé à avoir lieu lorsque le Saute-Lumière était apparu sur l'écran du détecteur spécial, capable de repérer un appareil en état d'invisibilité.

Tandis que le puissant

astro-cargo, manœuvré avec maladresse par un pilote quadrumane, prenait en chasse le prototype à bord duquel se trouvaient Baker et Owens, Edge n'avait pu s'empêcher de narguer ses prisonniers :

— Comment avez-vous pu croire

un seul instant que vous pourriez nous empêcher de réussir ? Je reconnais

bien là cette prétention qui est votre principale caractéristique, Ronny Blade !

Ne réalisez-vous pas qu'il y a actuellement cent mille Batoogshans à la surface de Joklun-N'Ghar cent mille guerriers surentraînés, appuyés par trente-cinq croiseurs géants et plusieurs centaines de transports de troupes ? Et je

ne parle pas, bien entendu, de l'offensive informatique à laquelle se livrent en ce moment les logiciels que j'ai conçus dans ce but !

« Cette opération est d'ores

et déjà un succès sur toute la ligne et, pour ma part, je m'en serais bien tenu là, mais il semble que le produit de leur pillage ne suffise pas à mes alliés.

Certes, l'accord que j'ai passé avec eux tient toujours, mais...

— Quels sont les termes de

cet accord ? avait demandé Ronny.

— Il définit le partage des

tâches et du butin. Mon associé et moi-même nous occupons de Joklunnet et récupérons l'arvi. Les Batoogshans se chargent de l'offensive « physique » et s'attribuent

soixante pour cent du butin. Mais comme j'allais vous le dire lorsque vous m'avez interrompu, ils ont revu leurs prétentions à la hausse en découvrant que le Saute-Lumière se trouvait dans ce système...

Blade avait serré les dents. Il ne comprenait que trop bien où les Batoogshans voulaient en venir.

— Vous êtes un imbécile,

avait-il lancé à Damon Edge. Ne comprenez-vous pas qu'en aidant ces créatures, vous trahissez l'Humanité ? Les Batoogshans ont déjà tenté d'envahir la

Confédération[32] et il ne fait aucun doute qu'ils ont l'intention de recommencer dès que

l'occasion leur en sera donnée.

Le criminel n'avait pas répondu, mais le regard inquiet qu'il avait lancé au Batoogshan pilotant le Maraudeur en disait long sur la confiance qu'il avait en ses « alliés ».

Quelques instants plus tard, une liaison radio avait été établie avec le Saute-Lumière. Solidement maintenus par deux batraciens quadrumanes, Blade et Krasbaueur étaient demeurés silencieux, jusqu'au moment où le businessman avait révélé à Baker et Owens les intentions cachées des Batoogshans.

Désormais conscient de disposer d'une monnaie d'échange valable, Will avait réagi avec finesse et intelligence, dictant ses conditions sans se laisser intimider par les menaces que proférait un Damon Edge dont la nervosité croissante prouvait à l'évidence qu'il craignait plus qu'il ne voulait bien l'admettre ses associés extraterrestres.

Une fois les négociations

terminées, les captifs avaient été enfermés dans une cabine où ils se

morfondaient depuis.

— Ça ne marchera jamais, dit

soudain Krasbaueur. Les Batoogshans nous anéantiront tous dès qu'ils auront le Saute-Lumière en leur possession.

— A condition que Will et Red

leur en laissent l'occasion, répondit Blade. Et quelque chose me dit qu'ils n'en ont nullement l'intention. (Il consulta son chronographe universel de poignet, réglé sur le faisceau horaire de Nylghur.) Le moment de l'échange approche ; nous n'allons plus tarder à être fixés.

La porte de la cabine s'ouvrit quelques instants plus tard sur quatre Batoogshans qui entraînèrent brutalement les deux hommes en direction du sas le plus proche, où les attendait Damon Edge. Sans un mot, il leur tendit deux combinaisons qu'ils enfilèrent

rapidement, puis les batraciens les poussèrent dans la chambre de

dépressurisation et le lourd panneau étanche se referma sur eux.

A l'issue d'une attente d'environ cinq minutes, la porte extérieure s'ouvrit doucement. Suivant les consignes qui leur avaient été données, les prisonniers se jetèrent dans l'espace et,

actionnant les micro-fusées dont étaient munis leurs spatiandres, s'écartèrent de la masse ogivale du Maraudeur.

Ils avaient parcouru une quinzaine de kilomètres lorsque l'astro-cargo commença à s'éloigner en direction du

minuscule point brillant de Joklun-N'Ghar. Jusque-là, tout se déroulait comme prévu.

— Ronny ? Prof ?

demanda la voix de Baker dans le communicateur des spatiandres. Tout va bien ?

— Ça peut aller, répondit

Blade. Et vous, où en êtes-vous ?

— Nous nous préparons à

abandonner le Saute-Lumière à bord de l'astrosphère de survie. Nous devrions vous récupérer d'ici deux minutes.

A peine ce laps de temps

s'était-il écoulé qu'une boule métallique de six ou sept mètres de diamètre s'immobilisait à proximité des deux hommes. Un instant plus tard, ceux-ci

montaient à bord. Ils venaient de refermer l'écoutille lorsqu'un rayon

thermique troua la nuit de l'espace, ratant l'astrosphère d'un bon kilomètre.

— Les traîtres ! s'écria

Red Owens en abaissant un interrupteur.

Leur mini-vaisseau était désormais invisible et indétectable. Les Batoogshans auraient beau le chercher, ils

n'avaient aucune chance de le trouver. De ce point de vue, le plan de Baker était une réussite totale.

— Quelle est la suite des

opérations ? demanda Blade. Je suppose que tu as prévu quelque chose pour

que le Saute-Lumière ne tombe pas aux mains des Batoogshans...

Pour toute réponse, Baker se

contenta de désigner l'écran panoramique, où apparaissaient deux points verts, dont l'un indiquait la position du Maraudeur et l'autre celle du prototype. Renonçant visiblement à traquer

l'astrosphère, le cargo volé avait mis le cap sur la mince flèche argentée du petit vaisseau expérimental. Il n'en était plus qu'à quelques dizaines de

kilomètres lorsque le Saute-Lumière explosa en une monstrueuse boule de feu orangée.

— Et voilà ! dit

William. L'affaire est dans le sac !

— Vous avez détruit mon prototype ? s'écria Krasbaueur, indigné. Mais sans doute n'y avait-il pas d'autre solution,

poursuivit-il d'un ton résigné.

— En tout cas, je n'en ai pas

trouvé, reconnut Baker. Les termes du problème étaient simples : vous

récupérer vivants et empêcher les Batoogshans de s'approprier le prototype. Je crois que je ne m'en suis pas trop mal tiré...

— Permets-moi de te

féliciter, dit Blade. Tu as géré cette situation à la perfection. Il ne nous reste plus qu'à attendre l'arrivée de la Spatiale... (Il marqua une brève

pause.) Il y a toutefois quelque chose qui me chagrine : nous avons perdu

le Maraudeur dans l'affaire !

Baker émit un petit rire.

— Pas du tout, dit-il

joyeusement. Tu penses bien que Red n'aurait jamais accepté d'abandonner son navire aux Batoogshans ! C'est pourquoi nous avons programmé la bombe pour qu'elle explose à la « distance idéale », celle où les effluves

magnétiques de la déflagration auraient pour effet d'effacer la totalité du contenu des mémoires de l'ordinateur de bord, tandis que l'onde de choc

thermique vitrifierait la surface de la coque, aveuglant les détecteurs et fondant les gouvernes. A l'heure actuelle, le Maraudeur, devenu impossible à manœuvrer, n'est plus qu'une prison pour ses occupants !

— Alors là, je te tire mon

chapeau ! le félicita Blade. Tu as eu là une idée purement géniale.

— Il fallait bien empêcher le

secret du champ de coercition de tomber entre les mains palmées des

Batoogshans, répondit modestement Will.

— Un vaisseau vient d'émerger

du subespace, prévint Red Owens d'une voix inquiète. Un sacré mastodonte,

poursuivit-il en consultant les détecteurs. Six kilomètres de long sur trois de large et cinq cents mètres de hauteur. Modèle inconnu. Coque constituée d'un alliage inhabituel... Il se dirige droit sur Joklun-N'Ghar !

— Des renforts pour les

Batoogshans ? émit Baker.

Blade contempla avec

circonspection l'énorme navire que montrait l'écran panoramique.

— A mon avis, dit-il, ce sont

plutôt les Rigeliens qui arrivent.

Un sourire de satisfaction étira les lèvres de Vorlank-Laor lorsque les étoiles réapparurent sur l'immense écran en demi-lune du poste de pilotage. Encore quelques dizaines de minutes, une heure tout au plus, et il connaîtrait enfin la signification du sibyllin message de Ronny Blade.

Il tira de sa poche une feuille de plastipapier pliée en quatre et la défroissa avant de lire, pour la millième fois peut-être, le texte qui y était imprimé :

« Vous, Rigeliens, n'êtes pas vraiment libres. Quelqu'un,

au-dessus de vous, influence vos actes. Quelqu'un que vous connaissez

peut-être. Il se trouve que William Baker a incidemment découvert son

existence. Il se trouve également qu'un être similaire vit sur Joklun-N'Ghar et un autre sur Djyzaxx. En fait, cette créature que vous chérissez comme un dieu ou dont vous ignorez la présence possède de très nombreux... disons « cousins ».

« Vous pensiez, je le sais, vous être faits tout seuls, sans la

moindre aide venue de l'extérieur. Je suis désolé de vous contrarier, mais il semblerait qu'un peuple nommé les Jurans ait donné un coup de pouce à

l'évolution de votre peuple, à un certain moment de son histoire. Il semblerait également que cette créature soit responsable du fait que les Galactiques

n'aient pas tenu compte de Rigel dans leur plan de répartition politique de la Voie lactée.

« Les recherches continuent. Je vous tiens au courant. »

Ces quelques lignes avaient fait grand bruit jusqu'en très haut lieu. Sans attendre d'être convoqué, Vorlank-Laor s'était rendu auprès de ses supérieurs pour recevoir leurs ordres ; il

était en effet évident qu'en tant qu'agent le plus anciennement implanté dans la Confédération terrienne sous sa couverture du crooner Jerry Douglas, vedette de la Space O‘vision[33] , ce serait lui que l'on enverrait en mission, le cas échéant.

Sa surprise avait été considérable quand on lui avait annoncé qu'il disposerait d'un Impressionnant. Cela faisait bien trois siècles qu'aucun de ces vaisseaux monumentaux n'avait quitté le système de Rigel. Ils servaient autrefois d'épouvantails pour effrayer les races moins évoluées dont l'attitude belliqueuse menaçait d'autres peuples qui, eux, étaient pacifiques ; à présent, les Rigeliens leur préféraient

l'infiltration discrète et l'espionnage en profondeur. Mais dans ce cas précis, un mastodonte interstellaire était tout à fait approprié.

— Nous estimons que le moment

est venu d'entrer officiellement en contact avec les Terriens, avait dit

Tyklan-Koal, le Responsable des Services diplomatiques. Cela fait déjà près de quinze ans que le gouvernement de la Confédération est au courant de notre existence, mais il semble qu'il n'ait pas l'intention de faire le premier pas.

Nous vous confions donc une double mission : d'une part, clarifier les

zones d'ombre que le message de Ronny Blade laisse subsister ; de l'autre, démontrer tout à la fois notre puissance et notre désir de paix. Nous pensons qu'un Impressionnant fera l'affaire.

L'équipage du géant de l'espace se composait de deux hommes : un pilote et un bio-informaticien ; les

Rigeliens utilisaient des ordinateurs vivants, réalisés à partir de cellules organiques synthétiques. Comme la plupart des nautes rigeliens, ils n'étaient guère bavards, et Vorlank-Laor, après quelques vaines tentatives pour engager la conversation, s'était résigné à ronger son frein durant les seize heures de la plongée subspatiale.

— Vaisseaux batoogshans

détectés, annonça le biord. Cent six en orbite, entre six cent cinquante et sept cents à la surface de Joklun-N'Ghar. Je signale également trente-cinq navires de grande taille modèle inconnu.

— Affichage image, demanda

Yerank-Hayat, le pilote.

La silhouette d'un astronef massif occulta les étoiles au centre de l'écran.

— Un croiseur de la Main

Rouge ! s'écria Vorlank-Laor.

— Cette fameuse mafia à la

destruction de laquelle vous avez contribué ? s'enquit Jadawin-Thôl, le

bio-informaticien.

— Oui. Il faut croire que les

Batoogshans, qui étaient ses alliés, ont trouvé le moyen de récupérer un peu de matériel au passage. (Il se gratta le menton avant de reprendre :) Nous

tombons de toute évidence au beau milieu d'un pillage en règle.

L'Impressionnant est-il capable de gérer la situation ?

— Aucun problème, répondit la

voix mélodieuse du biord. Je m'occupe de tout dès que vous m'en aurez donné l'autorisation.

Vorlank-Laor hésita, quêtant du regard l'avis de ses compagnons.

— C'est vous qui décidez, dit

Jadawin-Thôl, mais je me permets de vous signaler que c'est lui qui, voici sept ou huit siècles, a neutralisé une flotte vulgéenne comptant plus de douze mille unités !

— Une excellente raison de

lui faire confiance, vous ne trouvez pas ? renchérit Yerank-Hayat.

— Biord, vous pouvez y aller,

dit Vorlank-Laor.

— Je vais employer la méthode

la plus douce, expliqua l'ordinateur. Tout d'abord, téléportation de cent mille robots à la surface de la planète... Voilà, c'est fait. Ensuite, vingt mille robots supplémentaires dans l'environnement immédiat des vaisseaux en orbite.

Il s'agit naturellement de machines de très petite taille, que je téléguide par hyperondes...

« Premier rapport de la

situation. La population de Joklun-N'Ghar semble en léthargie. Les Batoogshans se livrent bien à un pillage dans les règles. Toutefois, contrairement à leur habitude, ils ne s'en prennent pas aux habitants...

— Normal : ça n'a rien

d'amusant de torturer un individu inconscient, marmonna Yerank-Hayat.

Ce trait d'humour bien noir fit sourire Jadawin-Thôl.

— Suite du rapport. Le réseau

informatique de la planète est en proie à de multiples virus et agressions...

Ah, ça y est, les navires restés en orbite sont rendus inutilisables ; mes petites machines travaillent très vite.

« Les deux tiers des

Batoogshans ont déjà été mis hors de combat. Je téléporte cinquante mille

robots de plus pour accélérer la neutralisation de ceux qui restent... Au fait, je décèle deux astronefs dans un rayon d'un million de kilomètres. L'un d'eux est le Maraudeur l'autre sans doute une simple capsule de survie... Additif : le Maraudeur est légèrement endommagé et part à la dérive.

Additif : la capsule de

survie émet un S.O.S. Je suggère de récupérer les deux appareils...

« Nouveau rapport. Il ne

reste qu'une dizaine de Batoogshans libres de leurs mouvements et tous les vaisseaux sont neutralisés... Huit Batoogshans... Cinq... Deux... J'ai le

plaisir de vous annoncer que tout est réglé.

— Eh bien, voilà une

excellente nouvelle, dit Vorlank-Laor, à qui l'efficacité de l'Impressionnant donnait un tantinet le vertige. Vous disiez que le Maraudeur dérivait ?

— Il s'est visiblement trouvé

au voisinage d'une explosion : toute la surface de la coque a fondu sur

une épaisseur de vingt à trente centimètres, répondit le biord. Plus aucune propulsion possible en l'absence de répartiteurs gravito-magnétiques.

— Et la capsule de sauvetage ?

— Elle sera à portée de mes

grappins d'ici quelques secondes.

— Récupérez-la, puis

portez-vous au secours du Maraudeur

— Nouvelle manœuvre.

Robot-espions miniaturisés téléportés à bord des deux engins. Rapport

préliminaire. Le Maraudeur est aux mains des Batoogshans. A bord de la capsule se trouvent les dénommés Ronny Blade, William Baker, Red Owens et Zébulon Krasbaueur... Ils ont deviné que ce vaisseau vient de Ri gel. Capsule récupérée. Contact radio établi. Vous voulez leur parler ou vous désirez que je me charge de leur expliquer la situation ?

— Je vais le faire, assura

Vorlank-Laor. Merci pour tout.

Au centre de l'écran se

matérialisa une image en trois dimensions de l'intérieur exigu de la nacelle de survie, où les quatre Terriens flottaient en apesanteur, engoncés dans leurs spatiandres.

— Vorlank ! s'écria

Blade. J'aurais dû me douter que vous seriez là. Il n'y a pas une seconde à perdre : les Batoogshans sont en train de piller Joklun-N'Ghar !

— Nous nous sommes occupés

d'eux, répondit le Rigelien. Le péril est jugulé.

Le businessman parut à peine

étonné par cette nouvelle.

— Comment vous y êtes-vous

pris ? interrogea-t-il.

Vorlank-Laor prit un air

mystérieux.

— Je vous le dirai peut-être

quand vous m'aurez expliqué la signification de votre message.

— Je ne me suis pas montré

assez clair ? Les Jürans ont dispersé des « divinités »

synthétiques, qu'ils appelaient des Veilleurs, un peu partout dans notre

secteur galactique et il y a l'une de ces créatures sur votre planète natale...

Quel nom lui donnez-vous, au fait ?

Le Rigelien ressentit subitement une intense lassitude.

— Lyd, dit-il d'une voix

éteinte. C'est ainsi que nous l'appelons depuis des temps immémoriaux.

Andy Sherwood revint à la

conscience hanté par l'impression d'avoir traversé un long tunnel obscur à l'odeur de chèvrefeuille. Il n'avait pas eu l'occasion de sentir ce parfum qu'il adorait depuis des années et aurait bien aimé en profiter plus longtemps, mais ce n'était pas le moment.

Il gisait sur le côté, le visage contre le sol, et les longs poils d'une moquette luxueuse lui chatouillaient les narines. Les bruits de pas, frottements, phrases étouffées qui parvenaient à ses oreilles indiquaient qu'une demi-douzaine de personnes, au moins, se trouvaient dans la pièce.

Ouvrant les yeux, Andy se redressa vivement, prêt à se battre s'il le fallait. Vu les circonstances dans

lesquelles il avait perdu conscience, il pouvait tout à fait se retrouver face à une bande de truands prêts à lui faire un mauvais parti.

II poussa un soupir de soulagement lorsque son regard tomba sur Ronny Blade, qui se tenait à deux mètres de là, flanqué de Will et de Red.

— Du calme, dit le

businessman. Tout va bien, tout est fini.

— Fini ? grogna Sherwood

en se massant l'occiput. Mais que s'est-il passé, au juste ?

Tout en parlant, il jeta un regard circulaire. Deux infirmiers étaient penchés sur Kline, dont les yeux étincelaient dans le visage blafard. Jaweel était également au chevet de l'inspecteur, une expression inquiète sur son petit visage olivâtre. Jodelle et Tayakana,

toujours étendus là où Andy les avait vus tomber, commençaient à remuer, signe d'un proche retour de leurs facultés. Krasbaueur, agenouillé auprès de la jeune femme, avait soulevé l'une de ses paupières et scrutait sa pupille d'un air intéressé. Enfin, dans le fond, Kaxang discutait avec Albert Jorgen et Jerry Douglas enfin Vorlank-Laor, agent du Service de Renseignements rigelien.

Vorlank-Laor ? Que faisait-il

là ?

— Nous n'avons pas encore

réussi à reconstituer toute l'affaire, répondit Blade, qui avait pris le temps de la réflexion, mais je peux t'en résumer les grandes lignes...

Andy se laissa tomber sur un divan proche. Il avait les jambes coupées et une légère migraine.

— Vas-y, dit-il. Ça me

remettra peut-être les idées en place...

Baker et Owens s'éloignèrent,

tandis que Blade prenait place dans un fauteuil en face de l'aventurier barbu : — Damon Edge n'a pas encore

pu tout nous expliquer, tant cette affaire est compliquée, mais nous avons déjà réussi à en reconstituer les grandes lignes. Voici un peu plus de deux ans, Helios Creed et lui décidèrent de s'associer pour monter le projet Coup du Siècle. Bon, tu connais l'histoire de leur société-paravent, la C.H.R.O.M.E.

Leur plan consistait à transférer sur le compte de celle-ci tout l'arvi de Joklun-N'Ghar, avant de l'expédier hors planète, dans une banque inconnue le tout quelques secondes avant l'heure où la compagnie cesserait d'exister. Cela peut paraître curieux, mais la loi est ainsi faite qu'ils ne risquaient pas d'être poursuivis tant que l'arvi ne serait pas retrouvé. Or, il est très

difficile de suivre à la trace un transfert multiple parmi les dizaines de milliards d'ordre de paiement qui circulent chaque jour entre le demi-millier de mondes de la Confédération.

« Il n'y avait qu'un problème : Damon Edge n'est pas un très bon programmeur. Pour tout dire, il serait même franchement médiocre. En raison de la marge d'erreur considérable des logiciels qu'il avait conçus pour le « Coup du Siècle », celui-ci pouvait

parfaitement échouer pour une simple question de minutage. C'est pourquoi les deux complices modifièrent légèrement leurs projets : afin de se donner le temps d'agir, ils mettraient en panne Joklunnet, ce qui rendrait les recherches beaucoup plus difficiles et, surtout, leur

permettait de passer à l'attaque dès vingt et une heure.

« Voici quelques mois, un article consacré à Buundloha parut dans la presse n'gharienne. Un chamane y assurait que le serpent dieu possédait de puissantes facultés hypnotiques, qu'il n'avait utilisées qu'une fois, des millénaires plus tôt, pour empêcher deux tribus de s'entre-tuer. Comprenant le parti qu'il pourrait tirer de cela, Damon Edge chercha à savoir ce qu'était devenu l'inducteur à l'aide duquel Thard Valekor avait autrefois contrôlé les émissions télépathiques de Buundloha[34]...

Et devine qui l'avait en sa possession ?

— La police, je suppose ?

risqua Andy.

— Non : ce bon vieux

Zébulon Krasbaueur ! Tu le connais... Il avait réussi à persuader les

responsables de l'enquête de lui confier l'appareil en question afin qu'il l'examine. En fait bien qu'il ne le reconnaisse qu'à contrecœur, son

transducteur s'en est directement inspiré.

« Edge se renseigna donc sur le professeur. Sachant que nous étions ses amis, il modifia les plans de la villa sur l'île de Huxley, ajoutant dans les murs des micros grâce auxquels il

pourrait nous épier, le cas échéant. Parallèlement, il chercha des alliés. S'il lui était possible de contrôler le talent de fascination du serpent dieu, il pourrait plonger toute la planète dans l'inconscience ; il lui fallait

donc des hommes de main pour le pillage. Le hasard lui fit rencontrer un

Batoogshan déguisé en être humain dans un bar interlope du quartier des

plaisirs de Yolanda, alors qu'il tentait un contact avec un gang de pirates spatiaux.

— Un Batoogshan ?

s'écria Sherwood. Tu veux dire que ces fichus batraciens quadrumanes sont dans le coup ? Et travestis en êtres humains, qui plus est ?

— Cent mille Batoogshans se

sont promenés en toute liberté sur Joklun-N'Ghar pendant que tu dormais à

poings fermés, répondit Blade avec un sourire ironique. Sans les Rigeliens, ils auraient mis à sac la planète.

— Comment des Terriens

ont-ils pu passer un accord avec ces créatures sanguinaires ? s'indigna

Andy.

— Edge a ignoré pendant un

certain temps qu'il avait affaire à des extraterrestres. Lorsqu'il l'a

découvert, note bien, cela ne l'a pas tracassé outre mesure. Je crois qu'il leur faisait confiance, au début. Ce n'est qu'une fois l'opération entamée qu'il réalisa son erreur. Dénonçant le marché qu'ils avaient passé avec les deux truands, les Batoogshans s'emparèrent alors de Buundloha et entreprirent de piller Joklun-N'Ghar pour leur propre compte.

« Voyant cela, Helios Creed

s'enfuit, et sans doute se terre-t-il quelque part en ville, la police finira bien par mettre la main sur lui. A moins qu'il n'ait réussi, d'une manière ou d'une autre, à récupérer l'arvi disparu.

— Alors, tout le travail

effectué par Jaweel n'a servi à rien ?

— Au contraire : grâce à

lui, seuls sept cent vingt millions d'oro-crédits se sont envolés une goutte d'eau par rapport aux huit mille milliards de platino-crédits constituant le «

fonds de roulement » de la planète.

— Ça représente tout de même

une sacrée somme ! grogna Sherwood. Quelque chose me dit qu'on ne

retrouvera jamais cet Helios Creed.

Ronny eut un geste évasif, puis reprit :

— Edge, quant à lui, se

trouva forcé d'accompagner les batraciens lorsqu'ils forcèrent le sas du Maraudeur.

Blade fit un bref résumé de la suite des événements. Quand il se tut, Sherwood interrogea :

— Mais comment les Rigeliens

s'y sont-ils pris pour neutraliser les Batoogshans ? Ils ont eux aussi

leurs Ptaviques, ou quoi ?

— Je n'en ai pas la moindre

idée. Vorlank-Laor est resté très discret sur ce point.

— Ça peut se comprendre,

grommela l'aventurier. Bon, puisque tout est fini, on va peut-être pouvoir se faire un gueuleton, non ? Je crève de faim, moi !

Ronny hocha la tête, pensif.

Jodelle s'était assise, la tête dans les mains. Andy quitta le divan et, d'une démarche encore mal assurée, rejoignit la jeune femme.

— Ça va ? demanda-t-il.

— J'ai le cerveau en compote.

Que s'est-il passé ?

Andy tourna le regard vers les baies vitrées, derrière lesquelles le soleil naissant, encore invisible,

commençait à dissiper les brumes nocturnes de Joklun-N'Ghar.

— Oh, pas grand-chose :

rien qu'une invasion extraterrestre loupée, répondit-il avec un sourire

malicieux.

Dans son lit d'hôpital, Kline

partit d'un grand éclat de rire, auquel ne tardèrent pas à se joindre toutes les personnes présentes sauf Vorlank-Laor, dont le visage resta de glace.

Mais il est bien connu que les Rigeliens n'avaient guère le sens de l'humour.